Illustrations : Juliette Lagrange

RÉCIT

Deuxième partie : perdre le combat, 16 centimes à la fois

 

par Arthur Frayer-Laleix

Il est 18 heures et, doucement, la chaleur baisse. On rouvre les volets pour laisser passer l’air. Maurice sert des bières fraîches et s’assoit à la table de sa terrasse pour soulager ses genoux en plastique. Une tonnelle filtre les rayons du soleil et, sur la table, les branches des arbres font un damier d’ombres et de lumière.

TERRA INCOGNITA #6  CLIMAT, IL EST TROP TARD POUR NE RIEN FAIRE

Maurice est devenu agriculteur comme ses parents et grands-parents avant lui. Au début, ce n’était pas ce qu’il voulait faire. Il avait débuté une classe préparatoire en agronomie au très chic lycée du Parc, à Lyon, mais a dû écourter sa scolarité parce que son père ne pouvait plus assurer les finances. Il est revenu à la ferme pour travailler.
Il a fait un bout de son service militaire à la caserne de Montélimar, pas loin de Grignan. Le soir, il soudoyait un sergent avec des cigarettes pour lui emprunter son uniforme et sortir discrètement aller « donner à manger aux pintades » de sa ferme. Un jour, il est tombé sur son capitaine. Maurice Feschet l’a corrompu avec « une cagette de cerises de la maison ». Ça le fait encore rire d’y penser.
Il travaille ensuite à la ferme sans discontinuer durant près de quarante ans.
Au cours des années 2000, sa production de lavande a commencé « à se casser la gueule » :

« Ce n’était jamais pour la même raison mais on avait toujours un soucis avec la météo. »

Un coup, c’était de grosses chaleurs et, la fois d’après, c’était la grêle. Une autre fois, pas de pluie du tout.

« Des sales coups, ça arrive. C’est la vie d’agriculteur qui veut ça. Mais là, c’est devenu de plus en plus rapproché », dit-il.

Des intempéries qui n’arrivaient que tous les dix ou quinze ans ont fini par revenir tous les deux ou trois ans. À la télévision, les informations parlaient de réchauffement climatique.
En 2013, des pluies subites ont noyé une bonne partie des pieds de lavande. Sur les 28 hectares de l’exploitation, seuls 5 hectares étaient encore exploitables. En 2017, il y a eu cinq mois et demi de sécheresse et « les plans de lavande ont crevé ». Une grosse partie de la récolte a été perdue. Et la récolte 2019 ne devrait être qu’un peu plus du tiers de la récolte de 2015.

Alors que Maurice nous raconte toute cela, deux chiennes viennent se fourrer dans ses jambes. Ce sont Bouba et Dina, les deux chiennes de Renaud, son fils.

« Il doit être en train de changer de champ. »

Il reprend. Rien qu’en 2019, la Drôme a déjà connu deux situations hors norme : les orages de grêle et la canicule. Le 15 juin, des orages de grêle se sont abattus sur le nord du département. Les grêlons ont décapité les abricotiers, les cerisiers et les noyers de la région de Romans-sur-Isère, à 90 kilomètres de Grignan. Des vents de 100 km/h ont arraché les arbres. Didier Guillaume, le ministre de l’Agriculture, est descendu de Paris en catastrophe le lendemain. Il a promis la déclaration de catastrophe naturelle pour que les assurances fonctionnent pour les agriculteurs. Sur Twitter, la préfecture de la Drôme a posté des conseils pour les démarches à suivre. Trois semaines après, début juillet, s’est abattue sur toute la France une canicule record. À Grignan, les températures ont mordu sur les 40 degrés certains jours et ont grillé certains plans de lavande.
Après chaque catastrophe, il faut racheter les plans de lavande détruits. Un plan coûte 16 centimes à l’achat. Pour un hectare, il faut près de 11000 plans, soit près de 1760 euros.

« On ne peut pas emprunter indéfiniment aux banques pour replanter », souffle Maurice.

 

À une vingtaine de kilomètres à l’est de Grignan se trouve Nyons, un gros bourg avec un cinéma, un Super U et un Intermarché, un camion à pizza… et une distillerie de lavande qui s’appelle Bleu Provence. C’est un bâtiment aux murs clairs posé à proximité d’un cours d’eau. Le lieu se visite. Les touristes peuvent venir y observer comment on fabrique l’essence de lavande et acheter huiles essentielles et souvenirs fantaisie.
Philippe Soguel, le patron de l’endroit, nous dit quand on le rencontre :

« Je constate que les dérèglements du climat sont plus extrêmes en intensité et en durée. Les périodes de crise sont plus longues maintenant. »

Il a 56 ans, les cheveux taillés courts, les yeux verts et très clairs. Ce jour-là, il porte un t-shirt sur lequel sont dessinés des épis de lavande. On est en pleine saison touristique, il faut faire bonne figure. On s’est assis avec lui dans le salon de thé de la distillerie qui sert des glaces à la lavande.
Philippe Soguel ajoute :

« Est-ce que tout ces dérèglements ont une incidence directe sur la production de lavande. Ça, je ne sais pas… »

Il est moins affirmatif que Maurice Feschet sur la question. C’est difficile à dire parce que d’une année sur l’autre, ce n’est jamais la même configuration météo, dit-il. Il se rappelle qu’entre 1999 et 2004, le manque d’eau a fait du mal à la culture de lavande.

« Ce que je crains le plus, c’est que le réchauffement ramène des nuisibles venus du sud qui n’ont pas de prédateurs ici. Regardez la Xylella ce que ça fait aux oliviers. C’est terrible. On n’a rien trouvé contre ça encore. »
La bactérie Xylella Fastidiosa, une saleté qui tue les oliviers, a été décelée pour la première fois en Europe en 2013 dans les Pouilles, en Italie. Elle est considérée comme l’une des bactéries les plus dangereuses pour les végétaux dans le monde.
En mai dernier, une étude de l’Agence européenne de sécurité des aliments (EFSA) a mis en garde contre le risque que la bactérie ne se propage au nord de l’Europe du fait du réchauffement des températures.

« Presque tout le territoire européen est caractérisé par des climats pouvant être favorables à l’établissement de Xylella Fastidiosa », selon les rédacteurs du rapport, les régions méditerranéennes étant les plus à risque et seules les zones de montagne seraient épargnées. En France, la bactérie est déjà présente en Corse et dans la région Provence-Alpes-Côte d’Azur. 

On l’a aussi détectée en Espagne et au Portugal.

 

« On ne peut pas emprunter indéfiniment aux banques pour replanter »

Troisième partie : Justice pour la Lavande

 

Quatrième partie : attendre que les prix montent

 

Cinquième partie : un Maire contre l’écologisme

 

Dans ce numéro

#6

Nicolas Hulot

“L’État n’a pas le temps de faire émerger un nouveau modèle de société. »

Corinne Lepage

La Justice : une arme décisive au service du climat

Voir l’intégralité du somaire

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