ÉCONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE

Frédéric Bardeau

Leader d’une économie sociale et suicidaire

Interview et article
Aline Mayard

Photo
Arnaud Roiné
Frédéric Bieth

TERRA INCOGNITA #01 EN QUÊTE DE SENS

Cet article est rédigé en utilisant l’écriture inclusive. L’adoption de cet ensemble d’attentions graphiques et syntaxiques permet d’assurer une égalité de représentations des deux sexes. Simplon aussi l’a adopté. Il faut dire que l’écriture inclusive permet de faire sortir de l’ombre ces femmes qui travaillent dans la tech. Les rendre visibles aide les femmes qui s’intéressent à la tech à se lancer dans le secteur et à y imaginer une carrière.

Frédéric Bardeau arrive dans l’ancienne usine qui accueille Simplon avec un grand sourire. Il sort de son sac à dos une pile de livres et magazines sur le business et le code – pour les apprenants et apprenantes, explique-t-il – et un ordinateur plein de stickers d’initiatives tech et sociales. Il s’installe à côté de Bruno, la chaudière d’un autre temps qui servait à chauffer les locaux au début. Le président de Simplon représente bien l’esprit de cette « fabrique sociale de codeurs » : ici on apprend en continu, on se soutient, on se débrouille avec trois fois rien et surtout on grandit. Aujourd’hui, Bruno est un souvenir, un rappel du chemin parcouru. L’ancienne usine est devenue un local très confortable qui accueille de nombreux événements et Simplon est devenu un réseau d’écoles international.

 

Une idée d’étudiants

Frédéric est un pur produit de l’école républicaine. Arrivé à Science Po Toulouse, cet enfant de petit·e·s commerçant·e·s de province est parfaitement conscient des limites de l’ascenseur social à la française. Il ne trouve pas ça normal que les client·e·s de sa mère lui disent encore « Ah bah c’est génial ce qui arrive à votre fils quand on voit d’où il vient ». Il ne trouve pas ça normal que les études prestigieuses soient réservées aux classes supérieures. Alors, il fait de la reproduction des élites dans les grandes écoles françaises son sujet de mémoire de fin d’études. Évidemment quand deux anciens étudiants boursiers du Celsa, où il enseignait, lui parlent d’un projet pour relancer l’ascenseur social, il est intrigué. Erwan Kezzar et Andrei Vladescu-Olt, un Kabilo-Breton et un Roumain qui ont appris à coder tout seuls, venaient de découvrir aux États-Unis les bootcamps, ces formations au code accélérées. Ils souhaitaient les importer en France, mais pas n’importe comment ! Conscients du manque de profils pour effectuer la transition numérique, ils y voient une opportunité d’intégrer les talents qui sortent des cadres, ceux qui n’ont pas eu la chance de leur côté. « Ils voulaient que ça s’adresse au plus grand nombre et à tous les gens qui avaient envie de se saisir du numérique pour changer leur destin » se rappelle Frédéric. En février 2013 donc, Erwan et Andrei viennent voir Frédéric pour des conseils, ils repartent avec un associé.

 

Une histoire de timing

En avril, l’équipe annonce le lancement de Simplon, une formation au code en six mois. Gratuite, elle est ouverte aux personnes en difficultés. Pas question d’en faire des ingénieurs et ingénieuses informaticiennes, mais des développeurs et développeuses web juniors qui sauront s’intégrer au monde du travail. Le calendrier est de leur côté : quelques semaines avant qu’ils annoncent leur création, Xavier Niel annonce celui de son école 42. « Tout le monde s’est dit : Simplon c’est bizarre, c’est social, c’est à Montreuil, mais ils ont la même intuition que Niel. Si Niel met 100 millions d’euros, ça veut dire que c’est une bombe. Depuis ce premier jour, dans les médias, on est toujours comparé à 42 » explique Frédéric. Le soutien est immédiat : Stéphane Distinguin, le président de Cap Digital, les invite sur la scène de Futur en Seine avant même l’ouverture du local. La presse s’empare du sujet, Le Parisien 93 lui dédie une pleine page, le journal municipal de Montreuil promeut également l’initiative. Résultat : Simplon reçoit toutes les candidatures dont elle a besoin. Le temps de l’insouciance ne dure pas longtemps. En juin, Frédéric emprunte 50 000 € à son frère et l’équipe loue cette usine aux vitres cassées. En septembre, les portes de Simplon sont ouvertes.

« Il y avait énormément d’insouciance de notre part. Erwan dit souvent : ESS ça veut dire Économie Sociale et Suicidaire. On est parti sans rien, on a fait tout ce qu’il ne fallait pas faire : prendre un bail sur 9 ans, s’endetter. » Le premier hiver, le local n’est pas connecté à GRDF, seul Bruno le poêle chauffe l’usine mal isolée. « Il faisait tellement froid que les gens codaient en moufle et qu’il y avait de la fumée quand les gens parlaient. » L’équipe de bras cassés ne connaît rien au marché de la formation professionnelle et n’a aucune idée de ce que sera le modèle économique. « On loue, on s’endette, on fait la première promo et après on cherche le modèle » résume Frédéric. Pour construire le programme éducatif, l’équipe a combiné la pédagogie des bootcamps américains et les intuitions d’Erwan avec un objectif : apprendre aux participant·e·s (appelé·e·s « apprenant·e·s ») à apprendre. Elle s’appuie sur la pédagogie par projet, pousse la transmission à son extrême et met sur un piédestal la débrouillardise. Convaincue que la mixité et la diversité sont ce qu’il y a de mieux pédagogiquement, l’équipe pousse la mixité. La première promotion comprend des apprenant·e·s de 18 à 52 ans, 50% de femmes, des décrocheurs et décrocheuses du lycée et de la fac, un surdiplômé, des chômeurs et chômeuses.

En tout, les 30 apprenant·e·s représentent 17 nationalités différentes. Simplon mise tout sur la première promotion et va même jusqu’à rémunérer tous et toutes les apprenants et apprenantes au SMIC pendant les six mois de la première promotion. « On a fait toutes les erreurs possibles et imaginables parce qu’aucun de nous n’était entrepreneur, gestionnaire ou pédagogue. On s’est comporté comme Niel, en pure exploration, sauf qu’on n’était pas Niel et qu’on n’avait pas 100 millions d’euros. Assez rapidement, on a été pris à la gorge au niveau de la tréso », se rappelle Frédéric. Au bout de trois mois, Simplon est à court d’argent. L’équipe lève des fonds pour survivre et lance un brainstorming avec les apprenant·e·s. pour couper les frais et trouver d’autres sources d’argent. Beaucoup d’idées plantent – comme les ateliers pour les enfants – d’autres prennent – comme l’arrêt de la rémunération des apprenant·e·s, les formations des comités exécutifs des grandes entreprises par les apprenant·e·s et la location de l’espace pour des événements extérieurs. Très vite, des villes les contactent pour développer Simplon chez elles. C’est à la fois une entrée d’argent et une opportunité d’essaimer. Il lui faudra encore deux années avant de trouver son modèle économique. Aujourd’hui Simplon vit grâce aux subventions de Pôle Emploi et des aides régionales, grâce à son agence web, Simplon Prod, composée d’ancien·ne·s apprenant·e·s. Cela n’empêche pas Simplon de se déclarer en cessation de paiement début 2016. Une deuxième levée de fonds vient sauver l’organisation.

 

L’essaimage

Cette deuxième crise, c’est celle de la croissance. Simplon compte aujourd’hui 36 fabriques en France. « On est passé de 4 à 12, puis de 12 à 40 et de 40 à 90 en quatre ans », explique Frédéric. « On a eu une énorme vague de départ des gens du début, notamment les autres fondateurs, qui ne se retrouvaient plus dans le Simplon que j’avais développé : hyper ambitieux, hyper tous azimuts, hyper international, hyper déployé, hyper diversifié. Les autres fondateurs étaient plutôt “Small is beautiful”. »

La veille de notre rencontre, c’était au tour d’Erwan, le dernier fondateur encore présent, de faire son pot de départ. « C’est la vie d’un entrepreneur, ça rend solitaire. Quand tu es en hyper croissance, que tu es hyper attendu au tournant, que tu te retournes et réalises que la moitié des gens ne te suivent plus, c’est dur. » se confie Frédéric. Pas question de flancher pour autant. Frédéric est un ancien parachutiste, un militaire qui a appris le management dans les forces spéciales. Le départ de ses associés, la brouille avec son frère suite à l’emprunt des 50 000 € de lancement, tout cela a été dur, mais pas question de fléchir. Pour lui, c’est marche ou crève. « Je pense que c’est ma vocation, j’ai toujours cherché un mode d’engagement, ça a été l’armée, après ça a été les ONG et c’est devenu l’entrepreneuriat social. » Heureusement, Frédéric sait s’entourer. Sa femme d’abord, une médecin qui « [le] gère comme un athlète de haut niveau » et puis surtout les personnes qu’il a recrutées pour s’occuper du management et des RH et faire en sorte que la deuxième partie de l’équipe ne parte pas.

 

Le maître-mot : inclusivité

Il en aura besoin, vue l’ambition de Simplon. La « fabrique » a pour objectif d’inclure tous les profils oubliés par le monde du code, quels que soient leur origine et leur parcours. En plus de son déploiement et de l’accent mis sur les territoires prioritaires que sont les quartiers populaires, les zones rurales et l’outre-mer, Simplon souhaite embarquer des groupes pour lesquels l’apprentissage du code est difficile. Sur le terrain, l’équipe de Simplon réalise que certains groupes ont besoin d’un accompagnement particulier. « On s’est rendu compte qu’il y avait moins de candidatures [de femmes], qu’elles vont moins au bout du système de candidature et qu’elles décrochent plus en cours de promo que les hommes », explique Frédéric Bardeau. En outre, les femmes qui ont participé au programme ont fait remonter que même dans des promotions paritaires, les problèmes de genre persistaient. Les femmes souffraient toujours du sexisme et les clichés les cantonnaient au front-end, à l’esthétique du code. L’équipe lance donc une période de travail avec l’anthropologue spécialiste des questions de genre Mounia El Kotni. « On s’est rendu compte qu’il fallait un sas non-mixte avant qu’elles débarquent à Simplon », résume Frédéric. Cela peut sembler contre-intuitif, mais cela leur permet d’exprimer leurs craintes, de travailler sur leur syndrome de l’imposteur, si féminin, de se booster. Pendant ce programme de quatre semaines appelé Hackeuses, ces femmes vont à la rencontre de l’écosystème, elles écoutent des entrepreneuses, des développeuses et prennent confiance en elles. L’objectif de 50% de femmes dans les programmes n’est pas toujours atteint. Aujourd’hui, Simplon compte 31% de femmes dans ses promotions, c’est au minimum deux fois plus que dans les autres écoles. Autre population nécessitant un « sas d’entrée » : les personnes réfugiées. Durant ce programme appelé Refugeek, elles bénéficient de cours de français intensifs et adaptés à leurs besoins professionnels, mais aussi des formations au monde du travail français. Après ces sas d’entrées, les participant·e·s sont prêt·e·s à entamer leur formation avec les autres apprenant·e·s sous l’oeil attentif des équipes formatrices elles-mêmes formées aux spécificités des personnes passées par ces sas d’entrées. « La mixité et la diversité font la force des promos », insiste Frédéric. Simplon est en train de reproduire ce format pour d’autres groupes, comme les personnes autistes et les repris de justice Simplon a trouvé son modèle éducatif et financier et compte bien rester fidèle à ses valeurs : continuer l’exploration, pousser l’inclusivité toujours plus loin et développer de nouvelles formations.

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