La Lavande face au réchauffement climatique
Reportage par Arthur Frayer-Laleix
Illustrations par Juliette Lagrange
Première partie : Le lavandiculteur, ses petits-enfants et le réchauffement climatique
Il s’est planté en bout de champ, les mains sur les hanches et la chemisette déboutonnée bas sur son torse bruni de soleil.
« Putain, c’est qu’il fait encore sacrément chaud, aujourd’hui, dis ! Ça doit faire dans les 36 degrés, non ? Ça va pas aider les cultures, ça ! », dit Maurice Feschet, sous son chapeau de paille.
Il a les pieds nus dans ses sandales. De la main, il s’éponge le front. D’ordinaire, il reste bien au frais entre les murs de sa maison. Mais là, il a voulu faire la visite et nous montrer ses parcelles de lavande. Il est 16 heures et le soleil nous mord la nuque. Tout autour, on n’entend que les cigales.
Maurice pointe un tracteur tout à l’extrémité du champ qui se dilate sous le ciel très bleu.
« Tiens, regarde, c’est Renaud, mon fils, là-bas. »
On regarde. De loin, le fils paraît tout petit. Il est juché sur un vieux tracteur qui roule au pas au-dessus de rangs de lavande longs de plusieurs centaines de mètres. Le fils manœuvre la machine avec application, l’engin coupe les plantes et les ficelle en bottes qui restent couchées au sol. De la pointe de sa sandale, Maurice montre un plan de lavande gris et tout sec :
« Regarde, cette lavande, elle a grillé par manque d’eau. La sécheresse a tout flingué. Ça va pas être bon cette année, encore. Ah, non ! Ca va pas être bon du tout ! Tu parles d’une misère… »
Nous sommes le 8 juillet 2019, à Grignan, un village de 1534 habitants au sud de la Drôme, à 37 kilomètres d’Orange en prenant les petites routes. Depuis toujours, ici, on cultive la lavande. La Drôme fait partie, avec le Vaucluse, les Alpes-de-Haute-Provence et les Hautes-Alpes, des quatre départements qui génèrent le gros de la production française. Chaque année, la France produit 40 tonnes d’huile essentielle et 1000 tonnes de lavandin, un hybride de lavande au parfum moins subtil mais plus simple à produire.
Ces bons chiffres pourraient ne pas durer, juge Maurice Feschet. Avec cette chaleur digne du Sahara, il a constaté que la production de sa famille n’avait cessé de baisser ces dernières années. Maurice n’a rien d’un activiste écologiste.
« Je n’ai jamais milité nulle part. Mais on n’est bien obligés de dire que la météo devient n’importe quoi et que cela affecte nos cultures. »
En mai 2018, il a décidé de déposer une plainte contre l’Union européenne (UE) pour « inaction climatique ». Une première. Qu’un tranquille retraité de 73 ans décide de s’engager pour le climat, ce n’est pas banal. Cela raconte quelque chose de l’époque et de l’urgence environnementale. On était intrigués. Maurice Feschet a accepté de nous ouvrir les portes de sa maison quelques jours, histoire que l’on voie à quoi ressemble le quotidien d’un homme qui bataille contre les changements du climat.
Après le champ de lavande, Maurice emmène jeter un œil « au hangar », là où ils mettent en sac les fleurs de lavande. C’est un immense bâtiment en tôle ondulée posé au milieu des mauvaises herbes et des cailloux. Pour en ouvrir la porte, il faut un code.
« À cause des cambrioleurs… On n’est jamais trop prudent. »
Le code vient de changer. Il ne se le rappelle plus.
« Bon, j’appelle Viève, elle va savoir, elle. »
Viève, c’est sa femme, qui s’appelle en réalité Geneviève. Le téléphone sonne :
« Viève, dis, tu connais pas le nouveau code du hangar, toi ? Je me le rappelle plus ! »
Elle le lui donne. Quand il raccroche, il grogne :
« C’est que j’ai la mémoire qui déconne maintenant. C’est comme mes genoux… »
Il remonte le tissu de son short pour montrer deux cicatrices, longues et fines comme deux traits de crayon.
« Je me suis fait opérer des rotules. Ils m’ont mis des prothèses en plastique. C’est mieux mais à cause de ça, je peux plus aider aux champs. »
Dans le hangar, il fait encore plus chaud que dehors. On se met à dégouliner de sueur. Ça sent si fort la lavande que ça en est presque écœurant. À vous en faire tourner la tête. Maurice continue de faire la visite. Là, « c’est la moissonneuse de Renaud ». C’est une grosse machine agricole rouge achetée d’occasion et que l’on répare à chaque pépin mécanique. Et là, ce qui ressemble à un gros tapis roulant, c’est la machine avec laquelle on met la lavande en sac. Des sacs de 20 kilos, pesants et mous, qui sont stockés dans une pièce en bout de hangar jusqu’à ce qu’ils soient expédiés aux clients. Les clients ? Maurice, par discrétion, ne donne pas de noms. Il dit seulement que certains œuvrent dans les parfums du côté de Grasse et que d’autres sont grossistes pour des boutiques.
On ressort de la touffeur du hangar et, soudain à l’air libre, on aurait presque frais. En revenant vers la maison, on longe un long bâtiment qui sent le caca de poule. Maurice explique qu’en plus de la lavande, sa famille élève 7000 volailles. Tous les jours, il faut ramasser les œufs. Ça en fait près de 6000 par jour parce que toutes les poules ne pompent pas en même temps. Les poules ne leur appartiennent pas mais sont la propriété d’une entreprise qui loue les services des Feschet. À eux de les nourrir, de les surveiller, de collecter quotidiennement les œufs et de veiller à ce que les volatiles ne tombent pas malades. En échange, Maurice, sa femme et son fils touchent une petite rémunération sur chaque œuf.
Après les poules, on passe à côté d’un immense parterre d’arbres plantés si serrés que leur ombre tapisse le sol.
« Ça, c’est des chênes truffiers », dit Maurice. On lui fait répéter.
« Des chênes truffiers. Des chênes qui servent à récolter des truffes. Leurs racines attirent les champignons. Ces chênes-là, c’est mon père qui les a plantés ! »
Il en est très fier, même si les truffes ne sont jamais vraiment apparues. Du coup, l’ombre des arbres sert de terrain de jeu aux poules. Plus loin, derrière la maison, d’autres arbres ont même été plantés par son trisaïeul.
Dans les environs de Grignan, les terres sont occupées majoritairement par l’une des trois grandes cultures de la région : les truffes, la vigne et la lavande. Pas de blé ou de maïs, trop gourmands en eau.
Durant des années, les récoltes de lavande ont été bonnes chez les Feschet: entre 40 et 50 tonnes à chaque saison. De la fleur destinée à être empaquetée dans des sacs de tissu miniatures pour parfumer les salles de bain, les chambres d’enfants et l’intérieur des placards à vêtements. L’affaire roulait. Maurice a pris officiellement sa retraite en 2006. Dans les faits, il a continué de travailler pour donner un coup de main à son fils qui a repris son affaire.
Au tournant des années 2000, les choses se sont gâtées. Maurice a soudain trouvé que les récoltes n’étaient plus aussi bonnes qu’avant. Les volumes baissaient, parfois de façon inquiétante. De 1200 à 1300 kilos de lavande par hectare, la production est passée à moins de 500 kilos.
« Je n’ai jamais milité nulle part. Mais on n’est bien obligés de dire que la météo devient n’importe quoi et que cela affecte nos cultures. »
Deuxième partie : perdre le combat, 16 centimes à la fois
Troisième partie : Justice pour la Lavande
Quatrième partie : attendre que les prix montent
Cinquième partie : un Maire contre l’écologisme