ENVIRONNEMENT

« La Terre nous fait son dernier grand cadeau »

 

par Jean-Samuel Kriegk

Mercredi 4 septembre, la terrasse de l’Hôtel 71 à Lyon accueillait, en même temps que cinq autres lieux en France et à Tel Aviv, la première édition de Wake Up Call, un cycle mensuel de rencontres publiques avec des personnalités engagées sur le front de l’urgence climatique.

TERRA INCOGNITA #6  CLIMAT, IL EST TROP TARD POUR NE RIEN FAIRE

Au milieu d’un entretien aussi passionnant que lumineux est survenu un petit miracle, comme un signe venu du ciel, ce qui ne manque pas de sel quand on reçoit un aviateur. Loïc Blaise, aventurier et pilote amoureux de la nature, venait d’évoquer sa rencontre avec les enfants d’un orphelinat du Pôle Nord en ces termes : « J’ai noué des liens très forts avec plusieurs communautés dans l’Arctique. Il y a notamment un foyer pour enfants, pas tous orphelins mais abîmés par la vie, qui se reconstruisent dans une communauté sur la côte ouest du Groenland. Ils sont magiques ces enfants, ils sont comme une seconde famille pour moi ».

L’échange se prolongeait depuis plus d’une heure sous le soleil généreux de la fin de l’été lorsqu’une dizaine d’adolescents inuits venus de cet orphelinat et en route vers l’Italie surgit par surprise. Informés de la conférence se déroulant par coïncidence extraordinaire au moment d’une étape de leur voyage, ils expliquent être venus sans prévenir à la rencontre de Loïc Blaise afin de lui offrir quelques chansons pour lui témoigner amour et respect. Après une vingtaine de minutes de musique radieuse, le groupe s’éclipse discrètement, nous laissant submergés par l’émotion.

Comment pourrait-on mieux témoigner, avec de simples mots, de l’engagement de Loïc Blaise pour une défense de l’écologie toujours centrée sur l’être humain ? L’explorateur l’affirme plusieurs fois pendant les deux heures de cette rencontre : les concepts utilisés par les scientifiques et les journalistes nous éloignent du sens profond que doit être le combat pour la planète : « La seule chose primordiale, c’est le vivant. Pas les notions d’environnement, de climat, de biomasse ou de biopotentiel. La seule question est de savoir comment faire pour que demain, le vivant et l’humain restent encore possibles ».

Pour expliquer les combats de l’aviateur, il faut revenir sur son histoire, car la révélation a d’abord été intérieure : c’est en apprenant en 2012 qu’il est atteint par une sclérose en plaque (une maladie dégénérative qui attaque le système nerveux) que Loïc Blaise prend conscience que le caractère irréversible des attaques subies par son corps n’est pas si différent de celles subies par la planète.

Loïc Blaise a toujours été un pilote atypique. Jeune homme, il arrête l’école avant le bac et développe une peur de l’avion qu’il n’a pris que trois fois – autant d’« expériences affreuses ». Le hasard d’une rencontre dans un bar avec un pilote retraité d’Air France amène à un vol d’initiation qui dénoue les fils de son avenir : « Il y a des moments dans la vie où on rencontre sa vérité. J’ai eu un bol monstrueux : quand j’ai fait mon premier virage et que l’horizon a commencé à tendre à la verticale, tout s’est apaisé en moi, comme si j’y avais trouvé quelque chose. J’avais enfin un os à ronger, quelque chose de suffisamment convaincant pour que je m’y adonne pleinement. Dès lors j’ai consacré toute mon énergie vers ça ». Loïc Blaise devient pilote en passant par “la petite route” : celle des aéroclubs. Il obtient une équivalence du bac avant d’être remarqué par l’Aéroclub de France qui lui attribue le prix Patrick Fourticq. Cette bourse pour les aviateurs qui n’ont pas les moyens de se payer une formation lui permet de devenir pilote de ligne sur des compagnies régulières, puis à son tour instructeur pour Air France. En parallèle, il réhabilite un hydravion militaire américain légendaire : le PBY Catalina, utilisé notamment pendant la seconde guerre mondiale. 

Mais cette passion absolue pour l’aviation se heurte à une terrible découverte : le 3 juillet 2012, une sclérose en plaque est diagnostiquée. Du jour au lendemain il n’a plus le droit de voler. « C’était comme une défaite totale. J’ai découvert que les vraies peines sont silencieuses : à l’intérieur de moi, tout s’est effondré ».

Les deux années suivantes sont celles d’une reconstruction. En parallèle de ses traitements hospitaliers, Loïc Blaise rencontre un moine indien au Monténégro qui lui propose une médecine alternative imposant une discipline de fer : pas d’alcool ni de tabac, pas de sexe, interdiction de lire et de regarder des films angoissants. Il s’astreint aussi à se lever et se coucher avec le soleil et devient végétarien, avec obligation de manger à heures fixes… Ces deux ans sont le temps nécessaire à Loïc Blaise pour rebondir et lancer ses nouveaux projets. Paradoxalement, la terrible annonce de la maladie est aussi le déclencheur des nouvelles aventures, qui sont les plus belles. Il s’approprie une phrase magnifique de Rudyard Kipling qui le convainc de se lancer : « Enfin délivré de l’espoir, je pus avancer vers la vie ».

Loïc Blaise décline la proposition de passer sept ans dans le monastère pour se soigner : « Sept ans, on ne les a pas ! On parle d’urgence et je ne voulais pas regarder le monde s’écrouler par la fenêtre pendant que je fais du yoga ». Il se consacre à l’élaboration d’un projet fou : Polar Kid, qui l’amène à réussir en ULM le premier tour du monde des glaces le long du cercle polaire arctique, en 2018. Cette première mondiale est réalisée et le voit parcourir en 37 escales 23 000 kilomètres à travers trois continents, trois océans et sept mers, dans un avion léger qui émet moins de CO² qu’une petite voiture, piloté par un cosmonaute russe. Le cheminement vers ce projet est évidemment très personnel : « Travailler avec ce docteur [au Monténégro], c’était de l’écologie de soi. Mais on ne peut pas guérir dans un monde malade. Le monde est en train d’imploser. Ce n’est pas que les gens sont bêtes et méchants : ils ont peur. Les ingrédients qu’on a mis dans leur vie ne sont pas les bons. Ça me rend triste de voir que l’Humanité en arrive là et que les gens se replient, ce n’est pas en se tapant sur la gueule qu’on avance. Ce que j’entreprends, c’est de fédérer les gens vers quelque chose de désirable ».

De fait, Polar Kid est à la fois un exploit technique (qui vise à réduire l’impact de l’aérien sur le réchauffement climatique) et un exploit personnel dans la lignée de ceux des grands pilotes ayant fait l’histoire de l’aviation civile. Loïc Blaise ne se borne pas à affronter sa maladie : son objectif est à la fois de témoigner des conséquences du réchauffement climatique et des mutations accélérées de la planète, et de se mettre à l’écoute des peuples autochtones. « Je crois qu’il n’y a pas plus simple que le parallèle entre un corps et un glacier qui s’effondre. Pour lancer un message fort, c’était une évidence. J’étais à un moment de ma vie où ce qui m’intéressait c’était de trouver une solution à ma propre problématique, à la paralysie, à l’isolement. J’étais persuadé que c’était auprès des populations des peuples du nord que j’allais la trouver. C’était une forme de quête qui me permettait de travailler sur l’humain et sur l’urgence. L’urgence à trouver une solution pour ma maladie est une parabole : il y a des urgences pires que la mienne, et c’est à elles qu’il faut répondre. Regardez autour de vous : l’homme qui dort sous un pont, les enfants qui meurent de faim en Afrique prouvent que l’effondrement a déjà eu lieu un million de fois depuis les débuts de l’humanité. Il y a certainement quelque chose d’autre à proposer. C’est ce qui m’intéresse. Pas le mouvement de mort mais un mouvement de vie. Comment faire pour que la réaction ne soit pas la haine ou la colère. C’est pour ça que j’adore partir dans le Grand Nord car là-bas la vie est au cœur de tout ».

L’autre exploit de Loïc Blaise, c’est d’ouvrir une nouvelle route aérienne, en obtenant des autorisations de vols jamais accordées avant lui, et refusées par exemple à Bertrand Piccard, « l’autre » pilote engagé sur la voie d’une aviation “propre” et neutre en carbone. En emportant par son enthousiasme les décideurs russes, Loïc Blaise parvient à les convaincre de le suivre sur son projet fou, qui l’amène à survoler le premier des zones encore non cartographiées.

La première surprise que lui offre le Groenland est que là-bas, il oublie son handicap : « Ce que l’on découvre quand on se retrouve en situation précaire avec rien à part soi, sa propre volonté et cette énergie formidable qui est à l’intérieur de chaque être humain pour rester vivant, c’est que le handicap est très relatif. On a un handicap par rapport à une norme. Laquelle ? Qui en décide ? Il me semble urgent de changer cette norme. Au Groenland, je ne suis pas handicapé car là-bas c’est dur pour tout le monde, il n’y a que le collectif qui rend les choses possibles. Le handicap en Europe, c’est surtout le regard des autres, ou c’est la façon dont on construit nos villes. Il est plus difficile de faire le trajet de Porte de Montreuil à Porte de Clichy en métro avec un fauteuil que de se déplacer sur la glace. »

De retour en France, Loïc Blaise est déjà engagé sur un nouveau projet encore plus ambitieux puisqu’il espère que sa prochaine aventure aidera à rien moins que révolutionner l’industrie aéronautique… « Chacun doit agir dans son périmètre et le mien c’est l’aviation. L’idée c’est de voler très vite, avec un avion qui ne pollue pas du tout. Un vrai avion dans lequel on peut mettre des passagers, du poids mais avec un bilan carbone zéro. Je donnerai les détails bientôt. Je veux réaliser une démonstration à la fois technologique et humaine. Avec ce nouveau moyen de transport je vais relier les cinq continents en partant des zones les plus menacées ou les plus difficiles d’accès et où vivent les peuples premiers. On nous dit sans cesse qu’il faut repenser l’écologie, mais il faut arrêter de chercher ailleurs : il y a plein de gens qui savent comment vivre sur notre planète sans l’abîmer. Les peuples premiers le savent encore et il faut les écouter. »

Cette nouvelle aventure devrait occuper Loïc Blaise pendant les cinq prochaines années, autour de cinq grands itinéraires. Chaque continent sera abordé, et cinq thématiques environnementales seront approfondies avec l’ensemble des populations rencontrées. Le premier continent traversé sera celui où l’urgence est la plus tangible : l’Afrique. Si la route reste à l’étude, il est pour l’instant envisagé de partir depuis le Cap Nord en Norvège pour rejoindre Capetown en démarrant par la côte ouest de l’Afrique sur la route historique de l’Aéropostale. L’itinéraire vise les côtes marocaines, la Mauritanie et le Sénégal, avant de partir vers l’Est pour arriver jusqu’au Kenya puis l’Ouganda, et repartir plein sud par la côte jusqu’au Cap.

Au-delà de la démonstration qui sera faite qu’un avion peut voler sans énergie fossile et sans émettre de carbone, Loïc Blaise veut attirer l’attention sur les conséquences des mutations rapides du monde sur les peuples : « Quand on parle de changement climatique, les gens pensent surtout qu’il va faire plus chaud. Mais c’est plus systémique : il y a un changement sur toute la chaîne. Une violence environnementale entraîne des violences culturelles, sociales, économiques. Au Groenland par exemple, la population s’est mise à la pêche à cause de la fonte des glaces et le poisson a pris une valeur énorme. Auparavant, la société inuit était communaliste : c’était « Chacun pour tous », comme les trois mousquetaires. Quand un chasseur revenait avec une baleine il la coupait en 200 morceaux et il y en avait pour chaque maison. Aujourd’hui ils ne partagent plus. Les chasseurs s’occupaient aussi des enfants du foyer et ils étaient dédommagés pour ça, mais ils s’occupent maintenant de touristes qui leur font des chèques plus importants pour réaliser des explorations bidon à 30 km de la ville. A la fois c’est une opportunité pour eux, il y a plein d’argent, mais au final, à quoi ça sert ? »

En Afrique, Loïc Blaise s’intéressera notamment aux énergies renouvelables. Sur le continent, six cent millions de personnes n’ont pas d’accès à l’électricité alors qu’il existe là une importante opportunité de développement économique et social. L’explorateur note par exemple que l’énergie solaire est un sujet qui n’intéresse pas les acteurs économiques présents sur le continent comme le groupe Bolloré, Total ou la BNP. « Je ne suis pas expert de l’Afrique mais j’ouvre un dossier avec des questions, mon avion est en soi un début de solution et on va voir ensemble jusqu’où on peut aller ».

Partout, l’optimisme de Loïc Blaise semble soulever l’enthousiasme. De la part de quelqu’un qui affirme avoir ressenti un effondrement personnel il y a sept ans, la rapidité du rebond pour réaliser des projets hors du commun est une magnifique preuve de la capacité de l’être humain à surmonter les épreuves. Cette résilience, Loïc Blaise l’admire chez les orphelins de passage à Lyon sans jamais la revendiquer pour lui, peut-être par modestie. Son engagement et son altruisme sincère invitent chacun de nous à trouver en réponse des solutions pour être acteurs du changement plutôt que de perdre un temps précieux à se plaindre de l’inaction des entreprises et des Etats : « Il y a pire que les climatosceptiques, une race en train de disparaître, ce sont les climato-opportunistes, et surtout les collapsologues, qui font caler la transition dont on a besoin par leur force d’inertie absolue. Ils sont comme des pilotes dans un avion aux moteurs en feu qui se décideraient à ne rien tenter pour éviter le crash. Que ces gens aillent se planquer dans une grotte et élever des chèvres, je respecte ça, mais ce n’est pas ainsi qu’on va réussir à s’en sortir ». D’autant que Loïc Blaise l’affirme aussi : « Aucune réponse scientifique ou technologique ne sauvera l’humanité. On doit y travailler, mais il faut d’abord et surtout travailler sur l’homme ». L’homme que Loïc Blaise place, juste avant de partir, une dernière fois au coeur de son combat : « C’est incroyable que tout le monde en France se moque du fait que la Méditerranée devienne un cimetière. On s’en moque car le lien n’existe pas. Pour les plus primitifs d’entre nous, il y a la rhétorique raciste, on la connaît. Pour les autres, même humainement bien faits avec de l’empathie, c’est trop distant. Pourtant, tout est lié ».

La conclusion se veut combative, sous forme d’un appel à l’action pour chacun d’entre nous : « Il n’y a pas de fatalité, sauf pour les lâches. Il faut se battre. On ne peut pas aujourd’hui ne pas comprendre qu’un changement est à faire, immédiat, et qu’il n’y a plus de compromis à trouver. C’est une opportunité magique de redéfinir l’humanité. La terre nous fait son dernier grand cadeau, elle nous offre de nous réveiller. On peut encore jouer à Lazare, une seule fois ! Il nous reste une chance : soit on l’embrasse et on construit quelque chose, soit on continue avec des Trump, des Jinping et des Bolsonaro aux manettes du monde et on est foutus. Il y a tellement de choses que chacun peut faire à titre individuel : on fait des choix tous les jours. Autant motiver les gens, leur expliquer qu’on peut être heureux différemment, et surtout qu’on peut par l’action être encore plus heureux ».

 

“La terre nous fait son dernier grand cadeau, elle nous offre de nous réveiller.”

Dans ce numéro

#6

Nicolas Hulot

“L’État n’a pas le temps de faire émerger un nouveau modèle de société. »

Corinne Lepage

La Justice : une arme décisive au service du climat

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