ENVIRONNEMENT

Marie Pochon

NOTRE AFFAIRE À TOUS

2 millions de citoyens déclarent l’urgence climatique

 

Interview et rédaction : Jean-Samuel Kriegk

Photographies : Alys Thomas

 

TERRA INCOGNITA #6  JE M’ENGAGE POUR LE CLIMAT

2 174 000 signatures : c’est un record ! Jamais aucune pétition n’avait à ce jour mobilisé autant de Français. “L’Affaire du siècle” – c’est son titre – a rassemblé cet hiver plus de deux millions de citoyens solidaires d’une action en justice contre leur propre État afin de le faire condamner pour inaction face au changement climatique et l’obliger à réagir. A l’origine de cette offensive juridique se trouve une toute jeune ONG fondée en 2015 : Notre Affaire à Tous, qui y a associé la Fondation pour la Nature et l’Homme (créée par Nicolas Hulot), Greenpeace et Oxfam France.

Lorsque nous rencontrons la coordinatrice du projet : Marie Pochon le 27 février, la pétition se retrouve à nouveau au cœur de l’actualité. Le ministre de la Transition écologique et solidaire : François de Rugy vient de livrer une prestation piteuse sur France Inter, mis en difficulté par les journalistes de la matinale alors que Paris connaît un pic de pollution et de nouveaux records de chaleur hivernale. Le soir même, il recevra 175 signataires de la pétition pour trois heures d’échanges tendus. Le ministre, sommé par une citoyenne de proclamer l’urgence climatique, accusé par une autre de mentir, ne cessera de botter en touche et de récuser le procès en inaction. Un véritable dialogue de sourds que devra maintenant trancher la justice.

Dans les coulisses de l’Affaire du Siècle

La création de l’ONG Notre Affaire à tous a été inspirée par l’action “Climate Case” menée par la Fondation néerlandaise Urgenda qui, associée à 900 citoyens soucieux de rehausser les ambitions climatiques de leur pays, a obtenu la condamnation des Pays-Bas devant la Cour de justice de La Haye. Cette décision confirmée en appel contraint maintenant judiciairement l’Etat à réduire ses gaz à effet de serre. Le constat de la fondatrice de Notre affaire à tous, Marie Toussaint, est alors qu’il manque en France une association similaire qui utiliserait le droit pour défendre l’environnement : c’est l’objet de la création de son association. A partir de juin 2017, Marie Pochon (une amie) s’implique sur la communication, notamment sociale, de l’ONG : des compétences qui manquent selon elle dans le mouvement climat, encore aujourd’hui. Après des études en relations internationales et de sciences politiques, la jeune femme a multiplié les expériences au Moyen Orient et en Europe. De retour à Paris, elle s’implique aussi au niveau politique (chez les jeunes Verts) et associatif, chez ATTAC et Alternatiba Paris, un mouvement qui promeut les initiatives citoyennes sur le climat face à l’inaction politique et la résistance non violente.

Candidate en position éligible pour les prochaines élections européennes (sur la liste Europe Ecologie Les Verts menée par Yannick Jadot), Marie Toussaint met ses responsabilités associatives entre parenthèses, le relais opérationnel passant à Marie Pochon qui prend le poste de coordinatrice de l’association. Notre Affaire à tous en profite pour se structurer et se professionnaliser : deux emplois à temps plein sont créés en janvier 2019. Une nouvelle présidente est nommée : Clotilde Batho (qui est aussi Déléguée générale de l’association Sol) ainsi qu’une Présidente d’honneur : Valérie Cabanne, une juriste en droit international spécialiste des droits de l’homme qui travaille à faire reconnaître l’écocide par le droit international.

La structure, composée à 80% de juristes et à 80% de femmes, compte aujourd’hui 330 membres qui travaillent par groupes de travail référents sur chacun des projets menés. Pour préparer la pétition, l’équipe de juristes de Notre affaire à tous a choisi d’agir en recours pour carence fautive contre l’Etat français. Le processus est long : un premier essai non abouti en 2015 pendant la COP 21, amène à réfléchir en 2016 à une initiative plus solide. Un an de travail supplémentaire est nécessaire pour définir les carences visées et les fondements juridiques.

« L’ensemble de nos projets sont portés avec des partenaires, qu’ils soient juristes, journalistes, associatifs, chercheurs… On a donc fait appel à d’autres associations pour porter ce recours ensemble », explique Marie Pochon. Greenpeace est choisi pour son positionnement antinucléaire et Oxfam pour son engagement sur la question de la justice sociale et environnemental. La Fondation Nicolas Hulot est ajoutée pour sa complémentarité en terme de public touché. La Ligue pour la protection des oiseaux est approchée aussi pour intégrer la défense de la biodiversité, mais elle ne s’associe pas au projet.

Chaque association offre le service de ses juristes. Ensemble ils forment une véritable “dream team” de spécialistes du droit de l’environnement et montent le dossier juridique.

Lors de l’interview de Marie Pochon chez Schoolab, en présence de lecteurs de Terra Incognita.

Le droit permet d’espérer avancer

Pendant ce long travail de fond, et avant que le projet de pétition ne soit porté auprès du public, Notre Affaire à tous se fait les dents sur le People’s Climate Case. Dans le cadre de cette initiative, onze familles sont accompagnées par le Climate Action Network Europe (qui regroupe de nombreuses ONG engagées sur le climat) dans un combat juridique pour faire condamner l’Union Européenne pour son inefficacité sur le changement climatique, chacune se considérant victime de cette inaction. Au printemps 2017, Notre affaire à tous est identifiée comme l’acteur français qui accompagnera cette démarche en aidant à la communication et accompagnant les plaignants Français. Il s’agit de la famille Feschet, des lavandiers de Provence qui ont perdu 44% de leurs revenus en dix ans à cause des épisodes de sécheresse. Le préjudice économique n’est pas le seul argument à être utilisé devant la justice européenne : celui de la préservation des cultures locales l’est aussi, notamment par une famille scandinave qui pratique l’élevage de rennes (au cœur de la culture saami), espèce menacée par la disparition annoncée du permafrost. Pour une famille allemande menacée par la montée du niveau de la mer du Nord, c’est le droit au logement qui est brandi. Malheureusement, la Cour de justice européenne se déclare incompétente pour trancher les affaires, et renvoie aux juridictions nationales.

D’où peut-être ce recours annoncé contre l’Etat français, parfaitement logique. L’action de Notre affaire à tous n’est d’ailleurs pas isolée puisque selon le Sabin Center for Climate Change Law, plus de 900 plaintes et recours climatiques ont été déposés à travers le monde ces dix dernières années contre des États ou des entreprises, hélas parfois pour freiner les mesures contraignantes, donc pas toujours pour la bonne cause. Marie Pochon estime que les chances de gagner sont solides. Un groupe d’avocats européens a d’ailleurs estimé les probabilité d’un succès à 90%.

Le recours en carence fautive s’appuie sur plusieurs textes : la Charte de l’environnement, de valeur constitutionnelle (qui pose que “Chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé”), mais aussi la Convention européenne des droits de l’homme, ainsi que des lois françaises comme celle de 2015 sur la transition énergétique. L’Accord de Paris sur le climat est cité dans le recours juridique mais n’a pas de valeur contraignante pour les Etats signataires. Résultat : seulement 16 Etats (sur 197 signataires) respectent les engagements pris, et la France est l’un des plus mauvais élèves. Une preuve de plus que seul le droit permet d’espérer avancer…

Une vigie citoyenne

Sur France Inter avant l’interview, François de Rugy dénonçait une pétition à simple force “symbolique”, affirmant que ce n’est pas devant les tribunaux que se régleront les problèmes de climat. Et pourtant, nous sommes nombreux à croire le contraire. Combien de lois utiles existent et ne sont pas appliquées ? Par exemple celle sur la réquisition des logements vacants (plus de 2,2 millions sont recensés en France), qui permettrait de récupérer des millions de mètres carrés à Paris, faire baisser le niveau des loyers et réduire les émissions carbone liées à des nouvelles constructions. Ou encore le décret qui oblige les restaurants à trier leurs déchets (l’ONG Zero Waste France vient d’attaquer McDonald’s et KFC sur le sujet). A n’en pas douter, les tribunaux sont la réponse à ces problèmes, et leur saisi ne peut être un levier d’action citoyen. « La vigie citoyenne est essentielle sur l’application des lois existantes pour médiatiser ces situations, rappelle Marie Pochon. Le devoir des associations et des citoyens est de mettre en avant le non-respect du droit », avant d’ajouter : « Pourquoi serions-nous tenus en tant que citoyens à respecter le code de la route si l‘Etat ne respecte pas ses propres lois ? ». Car c’est bien une action en justice qui commence à faire bouger (doucement) l’Etat français sur la pollution de l’air, depuis que l’ONG Les Amis de la Terre a fait condamner la France par la Commission européenne sur le sujet. Il faut croire que les astreintes financières possibles inquiètent plus l’Etat français que les 48 000 morts par an que l’Organisation Mondiale de la Santé attribue à la pollution (et même 500 000 dans toute l’Union Européenne).

Marie Pochon croit aussi que la justice peut mettre l’Etat face à ses responsabilités de régulateur : « C’est aussi le rôle de l’Etat que de contraindre les entreprises. » Elle rappelle que Total (la seule entreprise française classée parmi les cent plus polluantes au monde) est très subventionnée et a obtenu du CICE, ce qui pourrait pourtant être conditionné au respect de certaines règles. « Quand le pouvoir exécutif et le législatif n’arrivent pas à faire face à un enjeu comme le changement climatique, qui est de long terme, global et systémique, on fait appel au troisième pouvoir et on voit ce qui se passe en termes de contrainte » affirme Marie Pochon. « On est sûrs de notre recours, et on croit que c’est par le droit qu’on pourra remporter ce combat ».

On n’a pas le temps d’attendre

Marie Pochon ne nie pas que l’action en justice sert aussi un objectif de communication, ce qui est l’une des accusations portées par François de Rugy : « On a la possibilité d’organiser un rapport de force maintenant. Une procédure juridique prend du temps : le jugement prendra deux ans. Est-ce qu’on a le temps d’attendre deux ans la décision du juge ? On sait que non et qu’il faut agir maintenant. Cela fait quarante ans que les scientifiques interpellent sans succès les politiques. L’Affaire du siècle se borne finalement à demander que les politiques écoutent les scientifiques : les solutions sont claires depuis des années.”

Ces dernières années ont précisément démontré que l’engagement écologique se fracasse sans cesse face à la réalité politique : le ministre Nicolas Hulot, le député Matthieu Orphelin ont jeté l’éponge, François de Rugy (pourtant ex-EELV) est très critiqué pour son renoncement permanent, tout comme le Président de la République dont les positions sur la loi alimentation, le nucléaire ou les pesticides ne diffèrent pas beaucoup de celles des lobbies industriels. Les politiques sont-ils condamnés à prioriser l’économie et l’emploi sur l’écologie au-delà des postures du type « Make our planet great again » ? Il est devenu clair que l’écologie ne pourra s’imposer que par la contrainte des agents économiques, et donc contre la croissance. “Les politiques gèrent le temps court en vue des élections quand le climat nécessite de s’emparer du temps long” explique Marie Pochon, qui en appelle à un mouvement de réappropriation du politique par tous les citoyens, et note que le gouvernement ne cesse de se dire impuissant sur le climat lorsque l’on voit bien plus efficace sur d’autres sujets impopulaires comme les questions fiscales. « Nicolas Hulot a pointé le problème des lobbies quand il est parti : aujourd’hui la place des lobbies citoyens est beaucoup plus faible que celle des lobbies économiques. Est-ce qu’on fait de la politique pour l’intérêt général ? Malheureusement sur plein de sujets : non. Il faut remettre l’intérêt général au cœur du débat ». Pour reprendre une autre expression de Nicolas Hulot, les citoyens vont devoir apprendre à combiner les problèmes de fin de mois et de fin du monde.

« Le climat nécessite de s’emparer du temps long. »

La bonne nouvelle, c’est que la réappropriation du politique par les citoyens est déjà à l’ordre du jour ! La discussion avec les lecteurs se clôt justement sur un débat autour des gilets jaunes et de leur propension à s’intéresser au sujet du climat ou au contraire s’y opposer. Leur mouvement qui s’est construit sur le refus de l’augmentation du prix de l’essence s’oppose-t-il au principe pollueur/payeur ou est-ce, comme le croit Marie Pochon, la première manifestation de la prise de conscience de la crise climatique à venir et de la raréfaction des ressources ? Les avis divergent. Une lueur d’espoir cependant se dessine autour des mouvements lycéens et étudiants. La jeune Greta Thunberg qui a décidé de faire la grève, d’abord seule, a entraîné la jeunesse du monde entier. En France, le Manifeste étudiant pour un réveil écologique, signé par 30 000 étudiants des plus grandes écoles de la nation qui affirment qu’ils refuseront de travailler pour des entreprises polluantes, est un autre indicateur important que la prise de conscience écologique de la jeunesse va peut-être faire changer les règles du jeu économique. La justice, la pression citoyenne, l’activisme, sont autant de leviers pour déclarer l’urgence climatique. Car il s’agit en effet, de notre affaire à tous.

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Jean-Noël LE TOULOUZAN
4 années il y a

Merci de nous avoir révélé le fil conducteur de votre histoire et les liens patiemment tissés avec spécialistes de différents domaines et associations bien implantées. Nous sommes nous même consolidés dans nos démarches climatiques. Merci encore aux “fondatrices” , femmes et juristes!

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