ENVIRONNEMENT

Pourquoi est-il si difficile d’agir ?

 

par Raphaëlle Lavorel

Si votre maison était en train de brûler, la laisseriez-vous se consumer en regardant ailleurs ? Probablement pas : vous vous dépêcheriez d’appeler les pompiers, de saisir un extincteur, d’alerter vos voisins… Bref, vous feriez le nécessaire pour pouvoir continuer à vivre dans votre maison. Ce qui paraît assez évident pour une maison en feu… le semble beaucoup moins pour une planète en péril. « Le monde est ma maison, et le ciel est mon toit », chantait Henri Salvador en 1982…

 

 

TERRA INCOGNITA #6  CLIMAT, IL EST TROP TARD POUR NE RIEN FAIRE

Et pourtant, jamais notre planète Terre ne s’est portée aussi mal. Dans un rapport publié en octobre 2018, le Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat (GIEC) a pointé du doigt les activités humaines, en particulier celles utilisant les énergies fossiles, comme responsables des hausses de températures de ces cinquante dernières années, et par ricochet, des bouleversements qu’elles engendrent. 

Face à cette menace toujours plus proche, l’être humain semble bien passif, ou plutôt proactif, dans sa propre destruction. Pourquoi un tel comportement ? Depuis plusieurs décennies, la science mesure le rôle de l’Homme dans la dégradation de son environnement, mais s’intéresse très peu à sa capacité à modifier son comportement pour réagir face aux prévisions catastrophistes. Il faut dire que la question est extrêmement complexe, recoupant des dimensions tant cognitives et psychologiques, que politiques, sociales, culturelles et économiques.

 

Le changement, ennemi de notre cerveau

En France, un groupe de recherche indépendant, au carrefour des sciences naturelles et des sciences sociales, s’est récemment formé pour s’atteler au problème de la transition écologique. L’ACTE Lab (pour Approche Comportementale de la Transition Écologique) conjugue travaux sur le terrain et recherche fondamentale pour aider les collectivités publiques et les ONG de défense de l’environnement à mieux comprendre les freins comportementaux des individus face à la transition écologique. Thibaud Griessinger, chercheur en sciences comportementales et fondateur de l’ACTE Lab, travaille sur la question depuis près de deux ans. Pour lui, le premier obstacle à la transition écologique est à la fois le plus évident et le plus complexe : « Le cerveau humain est tout simplement incapable de percevoir directement un phénomène aussi diffus que le changement climatique. Et même une fois le phénomène connu et compris, son ampleur est telle qu’il est impossible d’estimer quelles actions sont vertueuses ou non, car les conséquences ne sont pas directement visibles et dépendent de l’action conjointe d’une grande partie de la population. » Face à une information aussi complexe, le cerveau humain effectue des raccourcis mentaux, appelés heuristiques, pour réduire les incertitudes et simplifier le traitement de l’information. Ils permettent de déployer des estimations rapides et « à moindre coût », mais empêchent un raisonnement rationnel et l’apprentissage de bons et mauvais gestes. Pour ne rien arranger, les conséquences de nos actions sont d’autant plus difficiles à percevoir qu’elles sont également éloignées géographiquement – visibles sur d’autres continents ou noyées dans les océans. À une telle échelle, difficile de faire le rapprochement direct entre une tartine de Nutella et la déforestation massive…

Depuis plusieurs années, des pistes sont explorées par les chercheurs pour aider les citoyens à passer de l’intention à l’action en prenant davantage en compte leurs paramètres cognitifs et leurs biais sociaux. C’est le cas des nudges, ces incitations douces (signaux lumineux, phrases, marquages au sol…) utilisées depuis longtemps dans les politiques de santé et de sécurité publique. Plus récemment, le procédé a été intégré dans les politiques environnementales des villes, pour inciter par exemple les citoyens à mieux trier leurs déchets ou à jeter leur mégot dans la poubelle. Mais pour Thibaud Griessinger, à qui la Direction interministérielle de la Transformation Publique (DiFP) a commandé un rapport sur l’application des sciences comportementales aux politiques publiques de transition écologique, l’utilisation des nudges est complexe, car elle nécessite une étude de terrain approfondie avant d’être mis en place et présente une part d’incertitude. « Prendre en compte les connaissances de l’humain pour anticiper sa réaction à une incitation n’est pas suffisant, la cognition humaine étant par nature complexe. Une politique publique peut s’avérer efficace dans des conditions bien particulières. Il est nécessaire de prendre en compte l’efficacité d’une intervention comportementale particulière dans un temps et sur un territoire donné », explique le chercheur dans son rapport.

 

Ultra moderne solitude

Comprendre les mécanismes de notre cerveau est donc crucial dans la transition écologique. L’enjeu est d’autant plus important que ces distorsions mentales s’accentuent avec l’époque moderne. « Avec nos modes de vie de plus en plus urbains, notre rapport à la nature est devenu biaisé. Notre expérience individuelle de l’environnement naturel se dégrade, génération après génération. Il nous est donc de plus en plus difficile d’identifier les dérèglements à l’œuvre dans la nature, car nous ne la connaissons plus », analyse le chercheur. Comment faire, alors, pour se reconnecter à nos racines, au sens propre comme figuré ? À l’échelle individuelle, des solutions comme la méditation et la pleine conscience, d’abord plébiscitées pour leurs bienfaits thérapeutiques, sont aujourd’hui de plus en plus regardées comme des vecteurs de conscience écologique. Les scientifiques adeptes de cette idée, parmi lesquels le psychiatre et psychothérapeute Christophe André, spécialiste des troubles anxieux et dépressifs, considèrent que la pleine conscience aide l’esprit humain à être présent de manière plus intense et lucide, en le débarrassant des pensées et des projections vers le futur et le passé. Cet état d’esprit aiderait l’individu à reprendre conscience de son appartenance et de sa dépendance à la nature, et l’inviterait donc à en prendre plus soin. 

Pour Thibaud Griessinger, loin d’être une douce utopie, cette reconnexion de l’individu à un « grand tout » a un rôle essentiel à jouer dans la réussite vers la transition écologique. « Dans une société qui favorise l’individualisme, nous avons tendance à penser que nous sommes seuls, donc impuissants face au défi écologique. » Face à ce sentiment prégnant de solitude, l’angoisse de ne rien pouvoir faire peut rapidement prendre le dessus. À tel point que ce phénomène particulier a été identifié par les scientifiques au début des années 2000 sous le nom d’éco-anxiété, ou solastalgie. Le terme, popularisé depuis peu, décrit les troubles psychologiques (mélancolie, détresse, voire dépression) que peuvent causer la conscience des changements climatiques et la destruction de l’environnement par l’Homme. Un mal qui peut facilement tourner au cercle vicieux, puisque l’angoisse entraîne un sentiment d’irrémédiable impuissance, menant à une inaction qui renforce le sentiment d’impuissance… Et ainsi de suite. « Effectivement, seuls, nous avons peu d’impact, poursuit Thibaud Griessinger. Mais nous avons tendance à oublier que nous sommes inclus dans un tissu social et dans des systèmes organisationnels. Nous pouvons nous influencer les uns les autres, que nous le voulions ou non, et faire évoluer les normes sociales et les standards culturels. »

Être social par excellence, l’Homme se sent de plus en plus seul alors qu’il n’a jamais été autant connecté avec ses pairs : c’est le paradoxe de ce siècle. Les milliards d’individus, reliés entre eux grâce aux réseaux sociaux, représentent une gigantesque force de mobilisation qui a déjà montré son potentiel par le passé, en permettant des opérations massives de boycott. Mais les réseaux sociaux ont leurs travers : s’ils permettent une mobilisation à grande échelle de manière quasi-instantanée, ils encouragent aussi les comportements virtuels. C’est ce que l’on nomme le slacktivism, ou activisme paresseux, qui consiste à se satisfaire d’un like ou d’un partage plutôt que de s’engager concrètement pour une cause. Avec un deuxième effet pervers : ayant l’impression d’avoir réellement contribué à cette cause avec leur clic, les slacktivistes se désengagent d’autant plus dans la vraie vie.

 

Une transition grâce à la micro-écologie 

Pour changer son comportement de manière efficace, estiment les sociologues Karine Weiss et Patrick Rateau, un individu doit se placer dans une attitude appelée soumission librement consentie. Selon cette théorie, un individu accomplira plus volontiers un acte qu’il estime désirable mais qui s’oppose à ses habitudes comportementales, si plusieurs conditions sont réunies : l’acte doit être accompli dans un contexte de liberté clairement perçu par l’individu, s’accompagne d’un engagement public, répété, et suivi d’un renforcement positif de la perception de soi ou d’une internalisation de la motivation. Autrement dit, les individus ont besoin de se sentir libres dans leurs actions et d’y trouver des motivations suffisantes. Sur les réseaux, si les challenges autour de l’écologie se multiplient (“clean challenge, “trash tag challenge”, “fill the bottle”…), l’effet récompense du like ne suffit pas à les pérenniser dans le temps.

Aux grands challenges éphémères, Aline Gubri, auteure et conférencière sur le zéro déchet, préfère les petites victoires qui durent. Plutôt que d’appeler à sauver la planète, elle parle de micro-écologie, un concept qu’elle a développé sur son blog Consommons Sainement. Derrière ce néologisme, une idée simple : celle que tous nos gestes du quotidien, à notre échelle de consommateur, contribuent à la transition environnementale. Aline Gubri a elle-même procédé à sa transition alors qu’elle était encore étudiante, en commençant par fabriquer sa propre lessive. Aujourd’hui, après avoir réduit sa poubelle de 80 %, elle ne produit quasiment plus aucun déchet dans son quotidien, et son dernier achat d’objet neuf remonte à plusieurs années. Son secret ? « Je dis toujours aux gens qui me demandent des conseils qu’il faut rester réaliste, et ne pas s’imposer des objectifs impossibles à tenir », explique-t-elle. “Sinon ce sera très frustrant, on risque de tout arrêter et tous les efforts précédents n’auront finalement servi à rien. Il faut que cela reste agréable : si ce n’est pas parfait, ce n’est pas grave !” Surtout, Aline Gubri tient à mettre fin aux mythes véhiculés par certains blogueurs qui se présentent comme des champions du zéro déchet et promettent la formule magique pour en faire de même. “Chaque jour, je continue de trouver des points à améliorer, même des années après avoir commencé ma transition”, assure-t-elle.

Se fixer des objectifs réalistes, s’informer sur les alternatives existantes et ne pas se décourager en cas d’échec, voilà pour Aline Gubri les trois étapes à respecter pour une transition durable vers la micro-écologie. Et pour convaincre son entourage de passer à l’action sans passer pour une donneuse de leçon, la jeune conférencière a plusieurs cordes à son arc. S’appuyant sur sa propre expérience, elle témoigne : opérer une transition écologique dans son quotidien n’a pas seulement l’avantage de réduire son impact sur l’environnement, c’est aussi plus économique. Le discours peut sembler difficile à entendre, alors que certaines marques de produits écologiques ou zéro-déchet entretiennent l’idée que consommer éco-responsable est réservé à une élite économique et culturelle. 

Car l’autre d’obstacle à la transition écologique, après nos biais cognitifs, est bien celui lié à notre rapport à l’écologie, directement hérité de notre milieu social : être écolo est souvent perçu comme un truc de bobo. « Changer ses habitudes, c’est remettre en cause son éducation, ses valeurs. Il y a aussi une question de dignité sociale dans la transition écologique : demander aux classes modestes de manger moins de viande ou d’acheter d’occasion pour polluer moins, c’est les renvoyer à une image sociale encore fortement ancrée et peu valorisante, voire humiliante », analyse Aline Gubri. 

 

De l’éducation

Si le changement des mentalités sur l’écologie et l’environnement est un vrai défi auprès des adultes, il y en a d’autres pour qui, au contraire, tout reste encore à définir : les jeunes. « Pour chaque individu, la représentation de l’environnement et le sentiment d’avoir un rôle dans le société vont fortement dépendre de l’éducation et des valeurs inculquées », rappelle le chercheur Thibaud Griessinger. « La sensibilisation aux enjeux environnementaux peut permettre d’éliminer certaines actions, comme jeter un déchet par terre, du champ des possibles d’un individu, car elles seront devenues tout simplement inenvisageables pour lui et ce même s’il n’en voit pas les conséquences directes. » 

C’est là que l’école intervient sur la question, pour jouer son rôle de réduction des inégalités et d’éducation citoyenne. Et avec la sensibilisation de l’enfant, ce sont les habitudes de tout un foyer qui peuvent être changées : tri sélectif, compost, alimentation… Pour autant, en France, l’éducation au développement durable peine à prendre une véritable ampleur, malgré plusieurs plans triennaux et la mise en place d’un panel d’acteurs institutionnels et associatifs qui œuvrent dans les établissements scolaires. En 2013, un volet d’éducation au développement a été inscrit dans le Code de l’éducation, parallèlement à la création d’une labellisation E3D, pour Établissement en démarche de développement durable, spécifique aux établissements engagés dans une démarche de développement durable. Ce label, encore peu connu, recense environ 400 établissements en France. Son développement demeure néanmoins très inégal et peu représentatif, chaque académie restant décisionnaire dans ses critères d’attribution.

Régulièrement soulevée, la question de l’éducation à l’environnement est revenue plus fortement au centre des débats récemment, à l’aune des nombreuses manifestations et grèves pour le climat qui ont rassemblé une part importante de jeunes, collégiens, lycéens et étudiants, sous l’impulsion de la militante suédoise Greta Thunberg et de grands mouvements internationaux comme Youth for Climate. Leur prise de parole sur le sujet, inédite jusqu’alors, a eu le mérite de questionner la place accordée aux thématiques environnementales dans les programmes scolaires et les cursus d’enseignement supérieur. La rentrée 2019 est ainsi marquée par une nouveauté : la mise en place (obligatoire) dans les classes de collèges et lycées, d’ « éco-délégués », élèves « ambassadeurs des bonnes pratiques de développement durable auprès de leurs camarades » et de l’établissement. Mais la mesure déçoit par son manque d’ambition, la stratégie des petits pas restant de mise en matière d’éducation et de sensibilisation, mais surtout en matière d’action publique en faveur de la transition écologique. Car in fine, c’est bien la question du niveau macroéconomique qui finit par se poser. « Sans un véritable engagement des pouvoirs politiques et des entreprises, il y aura toujours un plafond de verre au-delà duquel le citoyen ne pourra pas faire plus, à sa seule échelle », soutient Aline Gubri. Selon une étude publiée en juin 2019 par le cabinet de conseil en transition énergétique Carbone 4, l’engagement individuel des citoyens français permettrait de réduire l’empreinte carbone nationale moyenne de 20% à 45%, selon l’intensité de l’engagement individuel. Une proportion certes non négligeable, mais qui dit bien ce qu’elle est : sans une véritable convergence individuelle et sociétale, impossible de parcourir tout le chemin vers la transition écologique.

 « Le cerveau humain est tout simplement incapable de percevoir directement un phénomène aussi diffus que le changement climatique. »

Dans ce numéro

#6

Nicolas Hulot

“L’État n’a pas le temps de faire émerger un nouveau modèle de société. »

Corinne Lepage

La Justice : une arme décisive au service du climat

Voir l’intégralité du somaire

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