Illustrations : Juliette Lagrange

RÉCIT

Quatrième partie : attendre que les prix montent

 

par Arthur Frayer-Laleix

Le lendemain matin, Maurice et Geneviève sont au petit-déjeuner sous la tonnelle du jardin. Il est 9 heures. Il fait encore frais. Sur la nappe fleurie, Geneviève a déposé des tasses à café, du beurre et des confitures.

TERRA INCOGNITA #6  CLIMAT, IL EST TROP TARD POUR NE RIEN FAIRE

Maurice lève la tête en entendant des bruits de moteur :

« Ça, c’est Renaud qui vient de terminer sa parcelle de lavande. Il va aller en faire une autre », dit-il.

Sauf que le tracteur ne continue pas son chemin mais vient se garer devant la porte de l’atelier, un garage sombre où on répare des machines avec tout un bazar d’outils, de boulons et de bidons d’huile. A son tour, Geneviève lève la tête de sa tasse de thé :

« Si Renaud revient, c’est qu’il a cassé quelque chose. »

Maurice se lève et va voir son fils :

« C’est quoi qu’a cassé ?

– C’est la clavette de l’aiguille.

– Ah merde ! »

La clavette de l’aiguille du lieur est une petite pièce en métal en forme de cône qui sert, dans la coupeuse à lavande, à attacher les gerbes de lavandin.

« Elle n’est pas cassée mais je l’ai perdue dans le champ », dit le fils.

Maurice se retourne vers Geneviève :

« Viève, tu peux aller chercher le détecteur de métaux, s’il te plaît ? »

Elle disparaît dans la maison. Maurice explique qu’il a acheté le détecteur sur Internet pour 80 euros en novembre dernier. Il ne s’en est encore jamais servi.

« C’est fabriqué en Chine… Ca va être bien pratique… On perd des pièces métalliques dans les champs tous les ans. Pour les retrouver, c’est une galère. »

Viève revient sans avoir trouvé le détecteur :

« Je ne sais pas où il est… Ça faisait des mois qu’il traînait, j’ai fini par le ranger… »

À 10h30, Renaud est toujours en train de retaper son tracteur devant l’atelier. On l’entend donner des coups de marteau et jeter des outils dans leur caisse. On aurait aimé lui parler mais il n’a pas le temps. Dans un e-mail échangé avant que l’on vienne, Maurice a averti :

« La saison de la lavande débute. Il sera en plein travail. » On peut donc juste le regarder travailler de loin.

Enfin, un quart d’heure plus tard, le fils fait gronder le moteur du tracteur dans la cour de la maison. Il repart vers un autre champ. Il a perdu près d’une heure trente à réparer.

« Une heure trente perdue, c’est rien du tout !, dit Maurice. On peut passer deux journées entières à réparer le tracteur. On ne compte pas les heures quand on est paysan. On ne fonctionne pas comme ceux qui travaillent dans les bureaux, nous. »

Geneviève cherche toujours le détecteur de métaux dans la maison et on la voit parfois réapparaître en marmottant :

« Ça faisait six mois qu’il traînait dans l’escalier. Fallait bien que je le range à un moment. »

À l’aube, elle est allée couper les ventilateurs du hangar à poule parce que la température a baissé durant la nuit.

« J’ai mis les ventilateurs de minuit à 6 heures pendant la nuit. Quand il fait chaud les poules mangent moins et elles pondent moins. »

Les volailles devraient être parties pour l’abattoir à cette période de l’année mais ça tombait pendant le début de la lavande. Elles ne partiront que dans quelques semaines. Mais avant août, parce qu’à ce moment-là les abattoirs sont en vacances.

Maurice réapparaît :

« On va aller voir une distillerie du coin. Tu verras comment ça marche… Et puis je dois trouver de l’essence de lavande. Un client m’en demande. »

Maurice et Renaud ne produisent que de la fleur de lavande et pas d’essence. On part en voiture sur les petites routes de campagne qui zigzaguent entre les parcelles de vignes et de chênes truffiers. Au loin, on distingue le château de Grignan qui surplombe la vallée sur un piton rocheux.

 

Au bout d’un chemin de cailloux bordé de lavandes, on arrive à une des grosses distilleries de la région, tenue par deux frères. Les bonnes années, elle traite jusqu’à 80 tonnes. Cette année se sera moins, c’est sûr, 60 tout au plus. Les deux frères distillent leur propre lavande en plus de celle d’autres producteurs de la région. Il en vient même des camions d’Apte, à une centaine de kilomètres.

Sous un hangar, un gros container relié à un tuyau vibre comme une cocotte-minute qui fait un bruit de tous les diables. On s’entend à peine parler. Maurice nous glisse en désignant le container :

« C’est là-dedans que se fait la distillation. Le tuyau apporte de la vapeur d’eau. Les fleurs de lavande sont à l’intérieur. »

Un type sort de sous le hangar. C’est l’un des deux frères : la cinquantaine, la peau brillante de soleil, un pantalon plein de poussière.

« C’est un petit génie de la mécanique », dit Maurice en nous le présentant. « Il répare de vieilles machines agricoles avec trois fois rien. »

On se présente. Le « frère distillateur » fait visiter : les compresseurs, le container qu’on appelle un caisson, l’eau qui arrive par le tuyau, les camions qui vont et viennent en transportant les caissons… On lui demande s’il ressent les effets du réchauffement climatique sur la production ? Il lève les épaules :

« On a pire dans le temps et y’aura pire plus tard, vous savez… »

Maurice lui rétorque :

« Oui mais quand même, ces dernières années, ça a été salement mauvais. »

« C’est pas faux… », répond l’autre.

Ils sont tous les deux d’accord pour dire, qu’en tout cas, ce ne sera pas terrible du tout cette année.

« Les prix vont monter, c’est sûr », dit Maurice Feschet.

L’autre type hausse les épaules en guise de réponse sans qu’on sache ce que cela veuille dire. On reste encore quelques instants. Maurice finit par demander :

« À combien tu me vendrais 100 kilos d’essence ? C’est pour un de mes clients… Je ne fais que de la fleur, moi, tu sais… »

Le distillateur hausse encore les épaules :

« On verra plus tard… »

« Et pourquoi pas maintenant ? Je te les prends et te les paye tout de suite».

« On va voir… »

Le distillateur ne le dit pas franco mais il espère que les prix montent. Vendre maintenant, c’est s’assurer une vente mais peut-être à un prix pas idéal. 

« Mais moi je peux pas attendre des semaines ! », lui dit Maurice.

Un kilo d’essence de lavande se négocie à 34 euros en ce début juillet 2019. Il pourrait monter jusqu’à 40 euros. L’année dernière, le kilo se négociait à 27 euros. 

On repart. Au marché de Grignan, on s’arrête acheter des melons et discuter quelques instants avec Jeannot, un vieux monsieur avec du poil dans les oreilles qui vend de l’ail et des oignons.

« La saison est pas bonne pour mes oignons », dit-il.

Le reste de la journée, Maurice passe des coups de fil à essayer de trouver un distillateur qui accepte de lui vendre dès maintenant 100 litres d’essence de lavande.

« Y’en a pas un qui veut vendre ! », dit-il à chaque fois qu’il raccroche.

« Ils espèrent tous que le cours monte… L’année dernière, tout ceux qui ont fait ça se sont fait avoir. »

De temps à autre, on voit Renaud, son fils, passé avec son tracteur et ses chiens.

En fin de journée, Maurice triomphe :

« J’ai trouvé un gars qui accepte de m’en vendre ! On y va demain matin ! »

Cinquième partie : un Maire contre l’écologisme

 

Dans ce numéro

#6

Nicolas Hulot

“L’État n’a pas le temps de faire émerger un nouveau modèle de société. »

Corinne Lepage

La Justice : une arme décisive au service du climat

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