MÉDIA
Antoine Robin
Spicee : pour un “algorithme de la curiosité”
Interview et article : Laure Coromines

Photographies : Valentin Pringuay

TERRA INCOGNITA #02 ● ENTREPRENEURS DES MÉDIA
Alors que de nombreux journalistes regardaient le digital « en se bouchant le nez », Antoine Robin a senti très vite le gros potentiel du secteur. Entre paresse et incompréhension, la France a pris beaucoup de retard. Au même moment, Antoine observe ses filles de 8 et 12 ans qui, rivées à leurs smartphones, considèrent la TV comme un meuble préhistorique. Et il déplore les contenus pauvres qu’elles ont à se mettre sous la dent. Il se remémore, plus jeune, la découverte d’Envoyé Spécial et leur reportage sur le commandant Massoud en Afghanistan : « c’était une ouverture sur le monde absolument incroyable. » Lors de la naissance de la TNT, Antoine se réjouit : ce sera sans doute l’occasion de créer une « TV laboratoire ». Que nenni ! Au programme : destruction de valeurs et copies au rabais de programmes étrangers. Sur les 250 heures de programmes TV conçus chaque semaine, seulement 10% sont consacrés à l’international, « alors que les vraies stars de l’actu, c’est Barack Obama, Bachar El Assad… », souligne Antoine. Avec des recettes publicitaires de plus en plus faibles, la majorité des médias ont recentré leur ligne édito sur des sujets nationaux, censés plus plaire aux Français. Face à la crise de la presse généraliste, Antoine Robin se dit qu’il est nécessaire qu’un média français digital pèse à l’international pour apporter un contrepoids aux mastodontes américains, capables à ses yeux du pire comme du meilleur. Entre en scène Spicee, un média 100% digital, destiné aux 25-35 ans, qui propose des reportages tournés vers le monde.
Spicee fait monter la sauce

Avec Spicee, Antoine et son associé ont voulu créer le média qu’ils avaient envie de regarder, en considérant les spectateurs pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des gens curieux et intelligents.

« On est partis francs du collier, pour pimenter l’entertainment. »

Spicee, car le piment a de nombreuses vertus. Si on en met trop, ça brûle, si on n’en met pas assez, c’est fade. Il s’agit de trouver un mélange subtil, dans un environnement plutôt dichotomique : pour Antoine, le digital favorise la consultation de médias de confirmation, où chacun va puiser ce qu’il a envie d’entendre. La faute aux algorithmes de Facebook. « La Stasi aurait adoré, rit-il, moi, cela me terrifie ! » Spicee prépare d’ailleurs un gros sujet sur les algorithmes, que le journaliste considère carrément dangereux pour la démocratie, « car ils coulent les idées dans le marbre. Ce qu’on aime chez Spicee, c’est penser contre nous. Nous sommes les fossoyeurs de nos propres idées. »

Spicee entend élaborer un « algorithme de la curiosité », qui propose à son audience des sujets auxquels elle ne se serait pas confrontée autrement. Fermement convaincu que le digital, ce n’est pas que du cul, des lolcats, des jeux en ligne, Antoine assume pleinement son statut de média de niche. « Chez nous, pas de drogues, pas de putes, on ne crache sur personne et on est loin de l’hystérie de la télé. On va dans des zones du monde compliquées, mais on fait des sujets positifs. » En témoigne ce jeune garçon, né d’un viol au Rwanda pendant le génocide, qui garde les yeux rivés sur l’avenir, ou encore cette jeune femme, la seule de son genre à conduire un taxi en bordure de Mexico dans l’un des quartiers les plus dangereux du monde. Pour séduire sa cible et lutter contre « le syndrome Arte » (sentiment d’intimidation avant de regarder un docu sur la chaîne franco-allemande), la recette d’Antoine est simple : « des accroches un peu épicées » et faciles d’accès pour plonger ensuite tout en finesse dans des sujets plus durs. Antoine cite l’exemple de cette jeune femme libanaise, experte en MMA, partie réaliser son premier combat en Irlande : « On rentre par la boxe. Mais ce n’est pas une histoire de boxe. C’est l’histoire d’une fille qui se bat contre le modèle patriarcal de son pays. » Il nous parle aussi du reportage Tomorrow is going to be okay, qui brosse le portrait d’un Latino de 60 ans, vivant à l’est de Los Angeles. Depuis 10 ans, cet homme s’est appliqué à monter un skate shop pour accueillir tous les gamins du quartier « au père est dealer et la mère prostituée ». Seule condition pour le rejoindre : aller à l’école et faire ses devoirs. Délicatement, ce sujet a permis de toucher du doigt le sujet du DACA, un programme de protection des jeunes migrants mis en place par Obama en 2012 que Trump souhaite abroger.

Pour réussir ses sujets, Antoine conseille surtout d’essayer de réinventer la forme. Exemple : alors que la France vient de passer la barre du million d’enfants vivant sous le seuil de pauvreté, il recherche en ce moment un petit garçon apprenti journaliste, pour filmer ce que ça fait de vivre ça « à hauteur de gamin ». Ce modus operandi a fait le succès de Spicee, qui peut se vanter de temps de visionnage impressionnant : 90% des docu commencés sont regardés jusqu’au bout. C’est aussi car les équipes de Spicee peuvent s’enorgueillir d’une bonne compréhension du fonctionnement du digital. Avant, il régnait dans le monde des médias une logique d’imposition : un programme, tel jour à telle heure, sur telle chaîne. Aujourd’hui, on peut regarder ce qu’on veut, quand on veut, où on veut, et « il faut s’adapter à cette nouvelle donne. C’est une chance formidable, car le digital fait qu’on ne bénéficie pas d’un seul média pour transporter du contenu, mais de trente, quarante ! En adaptant les formats, on part d’un reportage qu’on peut remixer autant de fois qu’il existe de canaux de distribution. »

Du pédalo sur un lac tranquille jusqu’au surf en mer trouble

Spicee a opté pour la formule de l’abonnement, afin de redonner de la valeur à un métier « sur lequel tout le monde crache ». Alors que les années 2000 marquent l’avènement du gratuit, Antoine estime que le modèle a atteint ses limites.

« Après la dictature de la ménagère à la TV, on retrouve celle de la pute-à-clics dans le digital. » Comme beaucoup d’autres nouveaux médias, Spicee a fait le choix de dire non à la pub : « Je me voyais mal caler un clip de 20 secondes en pre-roll sur Peugeot ou le Club Med avant notre sujet sur les enfants nés du viol au Rwanda », explique Antoine Robin. Il a donc fallu aller chercher l’argent ailleurs. Après une levée de 1,8 million d’euros, l’équipe de Spicee a réussi à mettre sur pied un média comptabilisant plus de cent heures de catalogue et une trentaine de prix. Récolter cet argent n’a pourtant pas été facile : « contrairement à ce qu’on nous dit, la France n’est pas un pays d’entrepreneurs. On a eu affaire aux 20 plus gros fonds français, et ils ont globalement tous les mêmes façons de penser. Ils ne prennent pas de risques. » D’où leur réticence à investir dans un secteur en train de se réinventer, parfois avec peine.

Issu d’un milieu très modeste, Antoine a été boursier. Malade, c’est l’État français qui l’a soigné. Alors que Spicee a su séduire des fonds étrangers, Antoine a refusé leur entrée au capital car il ne souhaitait pas relocaliser ses bureaux au Canada ou à Dubaï. « L’aventure internationale m’aurait plu, mais je dois beaucoup à ce pays. Et surtout, je pense qu’on a vrai rôle à jouer dans le monde des médias. »

Antoine reste pourtant optimiste : il estime le marché de la vidéo digitale à 250 millions de personnes. Aujourd’hui, le journaliste est fier d’avoir bâti un actif : Spicee possède les droits de tous ses reportages sur lesquels l’équipe va pouvoir capitaliser. « On a mis beaucoup d’intelligence autour de la table, notamment l’agence de presse Babel, qui nous a fourni des sujets en échange de parts dans la société. » La frugalité les a contraint à se montrer créatifs, à l’inverse de la TV, « qui – mis à part peut-être Rendez-vous en terre inconnue – n’a pas sorti de format innovant créé par des boites françaises… »  

Pour décrire son passage de la TV au digital, Antoine aime dire qu’il est passé du pédalo sur un lac tranquille au surf en mer agitée. Autant dire que le défi est grand.

Alors que chez Spicee, plus de la moitié des salariés ont des parts dans la société, Antoine émet de vives critiques à l’égard de modèles de médias comme Vice France. « Leur modèle est celui d’une start-up. Un dirigeant qui se paye très bien et les autres qui sont de la chair à canon. Alors évidemment, il y a une table de ping-pong, un DJ, une piscine à bulles… Oui, mais voilà… »

Pour le fondateur de Spicee, l’enjeu le plus important, c’est la diffusion, très complexe dans le digital. Pour réussir à bien cerner les enjeux du secteur, Antoine travaille de manière étroite avec un CTO, un lead developper, un rédac-chef et un CRM : « une grosse partouze de compétences. » Il regrette qu’en France, on ne s’occupe du digital « que quand on peut, entre la piscine et le poney », au lieu de s’y consacrer pleinement comme il le faudrait. Antoine juge qu’il s’agit d’un formidable outil pour réinventer la forme et dire adieu aux formats pré-établis. Fini les reportages statiques calibrés pour la TV ! « Les reportages peuvent durer ce qu’ils doivent durer », 13 minutes ou 72. Spicee innove aussi en découpant certains de ses documentaires en tranches de 5 minutes, pour permettre au public de picorer en fonction de son temps libre. Votre train est en retard ? Hop, quelques minutes de reportage sur le street art au pays des Mollahs ou sur Nairobi, hub économique de l’Afrique de l’Est en attendant votre Paris-Rennes.

Quand on lui a parlé de Beb, 67 ans, chanteur de Soggy et “Iggy Pop français”, invité par un groupe américain fan de sa musique à venir se produire à Vegas, Antoine n’a pas boudé son enthousiasme : « putain, c’est magnifique ! » Normal pour ce fou de reportage, qui s’exclame lors de notre rencontre que ce qui lui donne envie de se lever le matin, c’est l’envie qu’on lui raconte une histoire. Et d’en raconter à son tour. Son rêve : produire le docu Un marathon de Coke, pour narrer l’histoire des Tarahumaras, qui vivent sur les hauts plateaux de la Sierra Madre, une chaîne de montagnes mexicaines. Leur incroyable endurance a fait d’eux des mules très convoitées des cartels. L’accroche : le destin de deux frères, l’un devenu mule, l’autre marathonien. On a hâte de voir ça.

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