MÉDIA
Béatrice Sutter
L’ADN : Un média où le lecteur doit faire sa part
Interview et photographies : Valentin Pringuay

Article : Laure Coromines

TERRA INCOGNITA #02 ● ENTREPRENEURS DES MÉDIA
« Quand on a lancé la revue, la rédaction avait conçu un sujet sur Elon Musk. Aujourd’hui, on parle de lui au JT de TF1. »

Regarder plus loin, plus large. Voilà comme Béatrice Sutter résume la mission de L’ADN, bien qu’elle répugne à l’enfermer dans une formule. D’emblée, elle définit son média comme mutant. En 2009, lorsque la journaliste lance L’ADN en version digitale, le média s’intéresse à la manière dont le numérique transforme la société et s’adresse principalement aux gens du marketing et de la com. Béatrice est convaincue qu’il est nécessaire d’ouvrir de beaucoup leurs horizons. Pour elle, un marketeux se doit de s’intéresser à tous les usages, et ce dans de nombreux champs, de la tech au business, en passant par l’art et la data. À travers le prisme numérique, L’ADN défriche les tendances les plus significatives et étonnantes en donnant la parole à des experts soigneusement identifiés.

Pour la journaliste, cette manière de penser le média exige plus du lecteur, car elle l’oblige à retranscrire ce qu’il lit en termes plus opérationnels : « qu’est-ce que cela signifie pour moi aujourd’hui ? »

 

Au cœur du réacteur
Béatrice regarde son parcours, « qui n’est pas pur beurre », avec une certaine tendresse. Elle qui respecte beaucoup le métier de journaliste est heureuse d’y être arrivée par des chemins détournés. Elle étudie non seulement l’histoire contemporaine et économique, mais aussi le commerce et le marketing. Pour son sujet de mémoire, elle choisit le fondateur de Marie Claire, qu’elle admire pour avoir concilié grande considération pour le travail de journaliste et sens des affaires. Béatrice rejoint ensuite la direction du service des petites annonces de Libération, dont elle conserve un souvenir exalté et un brin nostalgique : « C’était inspirant, j’y ai rencontré des gens merveilleux, des journalistes au sens aigu de l’information. C’était des fous, quoi… Des passionnés, atypiques et très drôles. » Le rythme est intense et cela lui plait. « On arrivait tôt, on tirait 60 pages, on repartait tard, et le journal était bouclé. J’avais l’impression d’être au cœur du réacteur, j’adorais ça. »

Elle travaille ensuite 10 ans aux côtés de Adrien de Blanzy chez Doc News, une plateforme d’intelligence économique, ancêtre de L’ADN. Le changement de nom, c’est pour évoquer quelque chose de très organique, que l’on partage tous et qui diffère pourtant d’un individu à l’autre.

L’ADN (l’acide désoxyribonucléique), c’est le cœur de l’information.

 

Naissance de la revue papier : « c’est comme l’amour »

En 2014, L’ADN décide de lancer sa version papier, une revue trimestrielle au design léché. Pourquoi se tourner maintenant vers le papier ? « Pour plein de raisons, des bonnes, des mauvaises. Quand on est entrepreneur, on fait parfois des choses sans comprendre dans quoi on se lance, c’est comme l’amour, et c’est très bien comme ça. » Parmi les bonnes raisons, il y avait l’envie de conférer à L’ADN une plus grande force de frappe. Il y avait surtout l’envie d’écrire différemment et de proposer un contrepoids à la prose du web, très ancrée dans l’instantanéité.

Si écrire pour le web requiert de la méthode, Béatrice concède que cela exige aussi « d’avoir du pif ». Un sujet s’impose via différents biais cognitifs, lorsque, « dans l’énorme magma des choses dont on pourrait parler », une idée résonne avec l’époque et paraît « plus signifiante qu’il y a 6 mois ».

Pour la revue, le travail est un peu différent : grâce à sa veille quotidienne, la rédaction recense plusieurs sujets, dont ils ne parlent pas forcément, mais qui leur font voir émerger des tendances. Il faut être toujours à l’affût, car tout peut-être signifiant : « c’est un métier de moine guerrier ! » Il y a de l’intuition, mais aussi beaucoup de lectures, notamment de presse étrangère, qui permettent de se dire : « là, il y a quelque chose à creuser ! » La revue papier permet aux lecteurs qui se tiennent informés tous les jours de prendre le temps, de considérer les choses à tête reposée… et de comprendre que les sujets creusés dans le magazine ont des incidences réelles dans leur capacité de faire.

Le numéro sorti en décembre dernier parle de sexe. Béatrice a choisi le sujet au mois d’août (« l’affaire Weinstein et tout ça… ») pour interroger la manière dont le numérique change notre rapport à l’autre, à nous même, à notre corps : « à chaque fois que l’on s’intéresse à un sujet, on se rend compte qu’il y a une matière considérable à traiter. » Avant cela, L’ADN a sorti un numéro intitulé « Ordre et Chaos ». Car l’idée est aussi d’opter pour un sujet à la fois très ancré dans le présent et hors de celui-ci. Cette formulation on ne peut plus traditionnelle, dont on retrouve des références jusque chez les Grecs anciens, est par ailleurs « très pluggée sur notre époque. On peut se dire que notre société de plus en plus algorithmique tend vers trop d’ordre, et en même temps vers un énorme chaos… Bon, personne n’a besoin d’explication de texte pour comprendre qu’on est dans un énorme bordel ! »

Est-ce que L’ADN a trouvé un business model stable à ce jour ? « Stable, ce n’est pas le mot que j’emploierais, rit Béatrice, c’est la guerre ! » Le média vit de la pub et de ses abonnés, mais aussi de l’activité de son studio, qui propose du contenu multiforme à d’autres marques. Comme pour sa ligne édito, la journaliste pense qu’il ne faut pas s’empêcher d’être mutant et en apprentissage constant.

Dans 50 ans les robots nous auront tous tués : WTF ?

Beaucoup se targuent de faire de la prospective. Pas Béatrice. « Par rapport à ça, je suis extrêmement modeste, je pense que très peu de gens sont en capacité de le faire, car il faut un putain de cerveau, et être expert d’au moins un domaine. Certains grands artistes, comme Philippe K. Dick ou d’autres esprits supérieurs, sont capables de sentir et retranscrire, mais à notre niveau, on ne prétend pas faire ça. » La journaliste confesse s’être pris « pas mal de claques » dans le numérique et n’être jamais vraiment certaine des conclusions que l’on peut tirer.

Le travail de journaliste, c’est lire entre les lignes, décortiquer ; faire de la prospective, c’est tirer le fil pour déceler une direction. Si L’ADN ne fait pas de prospective, c’est que décrypter ce qu’il se passe aujourd’hui est assez complexe comme cela !

Béatrice estime que la prospective a déjà avancé beaucoup de bêtises… Elle cite l’exemple de l’IA, qui génère tant de fantasmagories : « dire que dans 50 ans on n’existera plus car les robots nous aurons tous tués… What the fuck ? » Elle préfère souligner l’importance de donner la parole aux ingénieurs, « les premiers à être affligés par le nombre de bêtises que produisent les journalistes – et les plus à même de nous éclairer. » La journaliste poursuit en précisant que dans le cadre de sa rédaction trop restreinte pour être spécialisée, il faut reconnaître avec humilité que l’on échange avec des experts « qui font des choses très compliquées dont on ne comprend pas tout. »

Elle s’amuse souvent du fait que les sources interrogées ne perçoivent pas toujours la pertinence et la profondeur de l’information dont ils sont porteurs. Pour dénicher ces pépites, il faut aller dans des lieux peu attendus, rencontrer des gens (beaucoup), écouter (énormément), creuser, et surtout savoir quels fils tirer avant de ferrer le bon poisson. « C’est un travail très ludique. J’adore tomber sur quelqu’un qui me dit un truc bizarre, inédit. C’est quand on laisse parler les gens que les meilleures idées émergent, il y a vraiment un côté maïeutique. Mais avant de tomber sur ces gens, il faut avoir entendu beaucoup de pisse d’âne. »

Pour transformer cette riche matière première en sujet, Béatrice pratique un vrai travail de maillage, croise les informations reçues avec celles de personnes aux visions opposées ou complémentaires. La rédactrice déplore le fait de ne pas pouvoir s’adonner à de véritables enquêtes, faute de temps et de moyens. « On n’a pas forcément tout le temps besoin d’aller déterrer des cadavres pour rendre compte de certaines réalités. Mais prendre le temps de se déplacer, de rencontrer des gens passionnants, c’est là que tout se passe vraiment. » Elle marque une pause, sourit : « j’ai des coups de cœur, je tombe amoureuse tout le temps. »

 

 

« Je n’aime pas affirmer qu’une chose est géniale ou à chier. Le lecteur doit faire sa part. Avec la revue, nous essayons de créer des frictions, de proposer des avis en contradiction les uns avec les autres »

Vers un journalisme plus engagé ?

 

Si L’ADN défend certaines valeurs, comme la curiosité et l’ouverture, Béatrice plébiscite surtout l’idée que le lecteur doit rester maître à bord. « Je n’aime pas affirmer qu’une chose est géniale ou à chier. Le lecteur doit faire sa part. Avec la revue, nous essayons de créer des frictions, de proposer des avis en contradiction les uns avec les autres. » De fait, ce n’est pas une lecture confortable que propose L’ADN. Persuadé que la réflexion doit appartenir à tous, le média va à rebours de « la culture du power point » qui rend les gens demandeurs de solutions pré-mâchées. « Pour moi, c’est une erreur fatale. On n’est pas des machines, chacun doit faire sa part. » C’est une des raisons qui lui ont fait aimé Strip Tease (« le must ! »), qui privilégie le langage non verbal et l’échange subtil entre une personne et son environnement. Chacun y voit des choses différentes, ce qui tranche radicalement avec la presse écrite, dont Béatrice reste tout aussi friande. Elle apprécie tout particulièrement  La relève et la peste ou encore AOC (pour Analyse, Opinion, Critique), dont la journaliste loue la formule : « ils ont tout compris, c’est le tiercé gagnant. » Elle qui aime tout lire, affranchie des lignes politiques, fait aussi l’éloge de Fakir (« c’est très Libé première génération, une presse de pieds nickelés, des gens qui se cognent à une réalité ») et de certaines chaînes Youtube, comme Le Fil D’actu, que Béatrice trouve à la fois « sérieuse et insolente ».

Cette acharnée de boulot avoue ne consacrer que peu de temps à ce qui n’est pas en lien direct avec son travail. Elle consomme à foison presse et documentaires, mais confesse à regret n’avoir pas eu le temps de lire le dernier Modiano. C’est car cette boulimique de connaissance a l’impression d’avoir constamment à apprendre. Toujours en réception, toujours en train de transformer, elle s’efforce de rencontrer le plus de gens inspirants possible, pour ne pas toujours donner la parole aux mêmes et sortir des sentiers battus. Elle a fait sienne la devise du philosophe Alain, convaincue que penser, c’est avant tout penser contre soi-même.

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mickael couery
mickael couery
2 années il y a

un robot qui écrit à la place de certain journaleux comme vous, ca pourra être que mieux.
il pourra pas plus bidonner ces articles, vous faite déjà partit de l’élite la dessus.

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