MÉDIA
François Siegel
We Demain : « On a n’a pas d’autres choix que d’être optimiste »
Interview et photographies : Valentin Pringuay

Article : Laure Coromines

TERRA INCOGNITA #02 ● ENTREPRENEURS DES MÉDIA

Libération l’écrivait en 2014 : « François Siegel n’est pas un perdreau de l’année. » C’est le moins que l’on puisse dire concernant cet homme qui fait figure de proue dans le monde du journalisme et du reportage indépendant. Après 20 ans passés à la tête de VSD et la création du Monde 2, qui a ouvert la voie à M le magazine du Monde, il a lancé il y a presque 4 ans la revue trimestrielle We Demain pour raconter le monde qui change. Si à l’origine les motivations de François n’étaient « que » journalistiques, il pense aujourd’hui le magazine comme « un passeur, un agitateur, un facilitateur de changement. » Pour lui, tous les grands magazines ont su correspondre à une époque. Actuel, dans les années 70, racontait la contre-culture de mai 68, l’émergence des mouvements hippies et la libération des moeurs. VSD, dans les années 80, s’appuie sur l’essor de la société de loisir et la découverte du monde par le tourisme. Wired, dans les années 90, décrypte la manière dont internet change nos vies. « Et bien, très immodestement, We Demain entend expliquer pourquoi et comment notre époque change. »

 

La liberté d’en prendre plein la gueule

Après un bac obtenu en 68 (« Je tiens à le dire, je m’en glorifie. »), François étudie la gestion à Dauphine, ce qui ne l’enchante que moyennement. Il oublie d’ailleurs à la fin de ses études son diplôme dans un photocopieur de la fac (« J’espère qu’il aura servi à quelqu’un… ») avant de décrocher son premier boulot à l’UGC. Au bout de deux ans, il se fait virer pour avoir contribué au « ratage complet » de la première surproduction de la maison. Il lance ensuite une boîte de conseil avec un ami, mais n’est « pas vraiment fait pour en faire [son] métier ! »

Et puis l’histoire familiale reprend le dessus en 73, lorsque son père, Maurice Siegel, Directeur Général d’Europe 1, est renvoyé pour « raisons politiques. » Inspiré par la presse anglaise, Maurice imagine alors VSD, un magazine de fin de semaine. Convaincu que « la crise de la presse n’est que la crise d’une certaine presse », François investit dans le magazine avant de rejoindre l’équipe. À la mort de son père en 85, il prend la tête du journal qu’il manie jusqu’en 95 d’une main de maître. La période est exaltante pour beaucoup de journalistes de la rédaction, qui regardent en arrière avec un brin de mélancolie. « On jouissait d’une autonomie totale. D’un journal de week-end censé parler d’herbiers et de ‘jolies choses’ on a fait un vrai mag’ d’actualité, qui a sorti l’affaire du Rainbow Warrior et d’autres scoops. On avait la liberté de s’en prendre plein la gueule, sans contraintes. Si on se plantait sur une couv’ car on avait envie de la faire, on se rattrapait le coup d’après sans que le service marketing nous dise d’utiliser tel mot ou telle couleur, bref, tout ce qui rend ce métier épouvantable. »

Lorsque la revue se fait racheter par le groupe Prisma Presse, François ne se sent plus assez en phase avec la structure et jette l’éponge. « Avec pas grand-chose », il démarre une petite société de presse indépendante, GS Presse, qui s’occupe de la réalisation de journaux d’entreprise.

Un jour qu’il descend les Champs-Élysées au volant de sa voiture (quand il partage cette anecodte avec nous, il part d’un rire franc et précise que plus tard, quand il racontera cette histoire, sa voiture se transformera en bicyclette, pour ne pas finir cloué au pilori…), une idée lui vient : « Le Monde, ça peut se relire. » Fasciné par la manchette du journal parisien qui tous les jours donne le tempo de l’actualité, François, qui confesse avoir toujours été quelqu’un de visuel, est frappé par l’association entre Le Monde et l’image. Il envisage alors la conception d’un magazine illustré pour Le Monde : « de bons textes, avec de bonnes images ». Convaincre le quotidien de le laisser faire est un vrai combat, celui dont il est le plus fier. Mais une crise survient en 2003 suite à la sortie du livre La Face cachée du Monde, un livre d’investigation publié par les journalistes Pierre Péan et Philippe Cohen, qui critiquent ouvertement le fonctionnement du journal et sa direction tripartite de l’époque.

Rebelote, François quitte Le Monde avec une nouvelle idée : lancer un magazine TV, concurrent de Télérama, et très axé sur le numérique. Étude, maquettes, les retours sont excellents, jusqu’à ce qu’une nouvelle crise éclate, celle de 2008 cette fois, suivie de près par l’explosion des smartphones. Pas sûr qu’il y ait la place pour un mag TV de 200 pages…

Un investisseur aiguille François : il serait prêt à financer un journal sur « le monde qui change ».

 

Les deux derniers numéros de We Demain (à gauche), à côté du tout premier numéro (à droite).


 

Le défi de We Demain : trouver son modèle

François réfléchit : le monde de demain, c’est quoi ? Des gens qui ont des idées, qui s’engagent. Dans la tech, l’habillement, la façon de se soigner, et l’environnement. Le champ est vaste, François est séduit.

Le premier numéro papier de We Demain est lancé en 2012, sans business model. « Si ça marche, on en fait un deuxième, sinon, au moins on aura essayé. » François opte pour un site web accompagné d’un trimestriel : « cela donne un objet agréable à avoir en main, qui a une odeur. C’est aussi un objet d’une extraordinaire modernité, qui échappe aux GAFA, car son contenu est non traçable ! » Le format trimestriel comporte néanmoins son lot de difficultés : le temps de décider de faire un portrait de Jeff Bezos, que la presse hebdo en a déjà sortis quatre…

Quand on lui demande si We Demain a pour mission de réinventer le modèle de la presse, François répond avec un sourire : « trouver un modèle serait déjà pas mal ! Avant, la presse fonctionnait grâce aux recettes des ventes et de la pub, mais maintenant ni l’un ni l’autre ne suffisent, il faut donc trouver autre chose. » Il cite en exemple à suivre la revue de photo-journalisme Polka, qui a réussi à trouver un modèle cohérent, en vendant ses clichés et en organisant des expos.

Pour l’instant, François estime que ce qu’ils ont réussi à faire avec We Demain, c’est créer une marque, un label qualitatif d’experts, « experts avec un petit ‘e’, car les questions à traiter sont tellement complexes… » L’entrepreneur précise qu’il essaie de trouver un modèle, mais que c’est « épuisant, car il faut se décupler pour faire des suppléments, des forums. » Ce qui fait vivre We Demain aujourd’hui, c’est l’édition de journaux d’entreprises édités par GS Presse, comme Info-Pilote ou encore Forbes Afrique.

Mais ce n’est pas tout. Comme We Demain est en première ligne pour observer les tendances, le journal accompagne des entreprises qui observent une mutation dans les habitudes de leurs consommateurs. Dans cette optique, le média joue un rôle d’éclaireur, notamment pour Bouygues Construction, pour qui le rédac chef conçoit une newsletter personnalisée sur les tendances et expériences novatrices du secteur. « C’est un peu artisanal, on bricole, quoi », admet François.

Rester dans la course

« On se prive quand même beaucoup », se désole François. L’éditeur déborde d’idées au cas où il se verrait d’un coup de baguette magique attribuer un budget illimité : booster les effectifs pour proposer plus de reportages, élaborer des sondages…Mais surtout acheter des compétences pour rester à la pointe de la connaissance ! François imagine la création d’un laboratoire de recherche pointu composé d’étudiants pour creuser différents sujets : transports, IA, fintech… « Car plus ça va, plus on va être rattrapés ! TF1 sort régulièrement des bons sujets sur l’économie du partage, les immeubles modulaires… Il y a 5 ans, ces sujets n’étaient que les fonds de catalogue de la presse hedbo, mais ils deviennent mainstream. Il ne faut pas perdre notre avance ! » L’éditeur déplore un problème d’acquisition des connaissances. « Sur les bitcoins et la blockchain, je vais être à court assez vite, face à une certaine expertise que l’on est censé avoir. Je devrais lire Wired du début à la fin, ce que je ne fais pas, pour des raisons de temps. »

S’il a jadis réussi à conférer une empreinte forte à VSD, c’est car il avait le temps de se consacrer entièrement au contenu, de ne rater aucune grande aventure, du Paris-Dakar aux transatlantiques en solitaire… Aujourd’hui, ce sont les effectifs et le temps qui font défaut. « On fait un peu de tout, et quand on fait un peu de tout, on fait tout mal ! »

Quand on l’interroge sur les pistes d’amélioration qu’il envisage, François juge qu’il faudrait rendre le magazine plus populaire. Il déplore le fait que sa lecture soit un peu ardue, « mais raconter la science de demain, ce n’est pas simple, et on ne sait pas toujours bien vulgariser. » L’éditeur souhaiterait ouvrir la revue sur des sujets plus ancrés dans le quotidien et proposer plus de portraits, comme celui du footballeur espagnol Juan Mata.

 

« [Un magazine] c’est aussi un objet d’une extraordinaire modernité, qui échappe aux GAFA, car son contenu est non traçable ! »

Les deux, mon Général !

Comment un homme qui passe son temps à observer les mouvances de fond de notre société et ses nouvelles tendances perçoit-il l’avenir ? Est-il optimiste ou pessimiste ? Les deux, mon Général !

Si l’éditeur est plutôt confiant en notre capacité à résoudre la crise écologique, il émet plus de doutes quant au domaine des idées, depuis l’essor des intégrismes. « Ce qui m’inquiète le plus, c’est que je pense que la démocratie n’est pas éternelle. Cela peut-être une période dans l’histoire, limitée à quelques siècles. Par définition, la démocratie est l’expression du plus grand nombre, et si le plus grand nombre veut passer à autre chose… Les empires égyptiens ont tenu 3000 ans, je ne suis pas sûr que la démocratie tienne autant ! » Il cite le cas alarmant de l’Autriche, qui pour lui montre bien qu’il n’y a pas de corrélation entre la santé économique d’un pays et la montée du nationalisme. Le pays a réussi sa révolution industrielle, sa mutation écologique, le tout sans être criblé de dettes, « et pourtant, il suffit d’une vague d’immigration pour que l’extrême droite reparte ! » François avoue ne pas voir de solutions à ce problème. Et concernant la France, il ajoute : « je ne trouve pas ça très drôle qu’il n’y ait plus qu’une droite dure, un centre élargi, difficile à cibler, plus de gauche ou une gauche extrême… Ce ne sont pas de bons indicateurs ! »

François ne se considère pas comme un visionnaire, mais plutôt comme un intuitif, qui s’interroge sur le futur de l’IA : sera-t-elle un bien ou une catastrophe ? « Un bien dans la santé, en accélérant le traitement de nombreuses pathologies, mais dans le travail…, grimace-t-il. « Le règne de la machine ne fait que commencer, cela va être très dur, mais je pense qu’on va résister… »

Optimiste, François l’est bien plus concernant la question environnementale, malgré son regard sans compromis : « même si vous n’êtes pas un environnementaliste convaincu, que vous ne pensez pas que l’homme est à blâmer pour l’état de la planète, au-delà de la vérité scientifique, il y a l’observation quotidienne : plus de poisson dans la mer, des rivières polluées, on bouffe et respire de la merde, et cette merde nous fait crever ! Il est urgent de faire quelque chose. »

François définit sa génération comme appartenant à « l’ancien système », « les enfants de la Révolution Industrielle », qui n’ont connu qu’une période de croissance ininterrompue. « Et pour changer de système, il faut d’autres personnes ! » L’éditeur reste néanmoins confiant lorsqu’il pense à ce que permettent dorénavant les nouvelles technologies, à l’éducation, à la prise de conscience et à la mobilisation des jeunes. » Mais vu le compte à rebours, est-ce qu’on va y arriver à temps? » Proche de Nicolas Hulot, l’éditeur le cite pour souligner l’absurdité de la situation dans notre pays : « En France, il faut 12 ans pour installer un champ d’éolienne, c’est-à-dire 12 ans de recours légaux. » Et au bout de 12 ans, le matériel est devenu obsolète…

Il hausse les épaules et sourit : « Mais de toutes façons, on a n’a pas d’autres choix que d’être optimiste ! »

We Demain est souvent étiqueté « presse de solution. » « Je n’aime pas spécialement ça, mais depuis le numéro 1, dès que l’on reçoit du courrier, c’est pour nous remercier de raconter ce qu’on raconte. » Les lecteurs de We Demain ont envie d’y croire. Ils ont envie de croire – même s’ils savent que ce n’est pas pour tout de suite – aux solutions et expériences rapportées des quatre coins du monde par le magazine. Après s’être penchée sur le cas d’une petite ville allemande en situation de plein emploi et sur celui d’une commune acceptant d’ouvrir ses portes à plus de 500 000 migrants, l’équipe du magazine planche en ce moment sur l’étonnante et radicale initiative du Rwanda, qui vient tout bonnement d’interdire l’utilisation du plastique à l’intérieur de ses frontières.

Le magazine, qui se défend d’être un parti, est pourtant résolument engagé. En 2015,  François expliquait au micro de France Culture que « lorsqu’on est convaincu qu’il faut changer de paradigme, on est forcément militant. » Et l’éditeur compte bien trouver de nouveaux biais pour concilier action et bien commun.

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